Texte écrit et lu à l’occasion des 30 ans du Collège international de philosophie, Palais de la découverte, Paris, 7 Juin 2013 (en savoir plus). Thème de la journée : « Fernand Deligny : errance et consistance d’une pensée »
Le 6 mai 2013,
Saint-Nazaire
Fernand,
Je le sais, tu n’aimes pas trop les célébrations. Si tu avais été vivant tu ne serais pas venu ici. Tu serais resté au côté de ceux qui sont en vacance de langage. Des retraités de naissance, comme tu disais, qui n’ont pas besoin de faire le moindre geste utile.
Pourtant, utile, tu l’as été, et pas qu’un peu. Pour faciliter la découverte de ton travail, ce n’est pas un (ex)éducateur qu’il aurait fallu inviter, mais un DJ. Un DJ writing. Il t’aurait sampler, Fernand, il aurait réutilisé ton travail à des fin nouvelles. Un DJ à une journée Deligny, ça aurait eu de la gueule, non ! Le DJ aurait alimenté la création contemporaine et, tant qu’à faire, aurait rendu hommage à tes écrits. Tous les éléments du passé culturel ne doivent-ils pas être réinvestis, au risque de disparaître ?
Grâce à ce DJ nous aurions vécu l’expérience de ta langue. Avec l’hypothèse qu’en enfilant ton Pull-over, en faisant corps avec toi comme tu as pu faire corps avec l’Asile, en tentant ce coup de folie de jouer avec tes mots, et rien qu’avec tes mots, il aurait enfin dévoilé ta véritable musique.
On se calme.
Ce projet n’aurait jamais tenu la route.
Jouer de tes seuls mots achopperait comme a achoppé le projet de dupliquer ta méthode, d’en prolonger le style, de l’ériger en un système éducatif, d’en faire une école, un mouvement. Tes mots, leur agencement, la structure même de ta phrase n’aurait pas autorisé ce DJ à l’habiter. T’es un roc, Fernand, une île, un château-fort, avec tes remparts imprenables.
Ce n’est pas pour rien que j’évoque ta musique, ta petite musique des mots m’a souvent fait sourire mais peut-être aurais-tu ri jaune à l’écoute de cette lettre ? N’étant pas un conférencier free-jazz, je souhaitais écrire mon allocution avant de venir ici. Écrire sur l’errance et la consistance de ta pensée, c’était d’abord écrire à tes côtés. Et, tant qu’à faire, m’adresser directement à toi. Te dire que tes textes, qui datent parfois de 70 ans, restent toujours une belle expérience de lecture. Te dire que ta pensée est toujours soutenante quand j’ai besoin de bâtir des situations d’écriture, d’éducation, de formation – même si tu ne peux faire école, tu es là en renfort. Te dire que tu es devenu vintage, à tel point que t’écrivant, j’emprunterais bien quelques-uns de tes mots – je dis bien quelques-uns. Ta pensée a pris une patine très heureuse avec le temps, pourquoi s’en privé ? Mais je n’enfilerais pas ton pull-over, j’enfilerais juste quelques-unes de tes chaussettes, ça me suffira pour parler un peu de moi, de ma pensée, de ma fabrique, de la façon dont tu m’as suivi partout.
Mêler tes phrases aux miennes, c’est mêler ton expérience à la mienne. C’est dialoguer avec ce que tu racontes, et tes récits de grande vadrouille se sont télescopés à mes aventures éducativo-artistique. Notamment celle sur une péniche, après qu’une infirmière en psychiatrie, animatrice d’un atelier de théâtre, fit le siège de l’hôpital dans lequel elle exerçait. Un psychiatre, vraisemblablement proche de François Tosquelles, l’accompagne ce jour-là, mobilisé par la dynamique de l’action théâtrale. L’idée est simple : sortir des murs. Les patients, l’infirmière, le théâtre.
En tant que tentative honnête, il fallait s’attendre qu’elle soit un échec. Ce fut tout de même une belle histoire de neuf années, pendant lesquelles nous eûmes le privilège de naviguer quelque temps sur une péniche-théâtre. Une zone non-thérapeutique. Car il s’agissait de faire des spectacles théâtraux et musicaux, et d’y travailler ensemble. Puis de les diffuser au fil de l’eau. C’était là l’objectif et le seul objectif réel. L’affaire n’était pas gagnée, il fallait déparalyser les comédiens et musiciens de la peur d’être là, au milieu de ce public, déparalyser pour jouer et tenir leur rôle.
Ce projet fou n’eut pas suffisamment d’importance pour certains armateurs, qui en décidèrent autrement. Qui décidèrent qu’un projet fou comme celui-là ne pouvait revenir aux fous comme eux, là. La bagarre administrative continuera pendant les neuf années que dura l’expérience, une bagarre avec son lot de précarité, de démission, de laisser pour compte et de déménagements. Fernand, tu aurais été là, avec nous, tu aurais dit simplement, pour qualifier ce capharnaüm : « Situations irrégulières. Administration pas d’accord. Ça sent l’humain. »
Par moments nous étions ravis de voir s’échapper l’institué, du moins ravi de voir Raphaël décidé irrécupérable par les sommités en cours, prendre son poste sur la péniche tous les matins et plonger dans l’interdit de la cale pour allumer le moteur, le tout dans une fumée noire digne des meilleurs scénarios d’aventure. De toute façon nous n’avions pas le temps de nous occuper de ce moteur qui toussotait, pris par les diverses urgences de ce que peut être l’accueil sur un bateau de femmes et hommes expertisés incurables. Raphaël ressortait de la cale enfumée, le sourire aux lèvres, les mains et le visage crasseux. C’était du n’importe quoi. Un inspecteur des services sociaux serait passé à ce moment-là et c’était toute la troupe qui quittait le bateau. Mais nous étions tranquilles, personne ne passait nous voir, ils avaient certainement mieux à faire ailleurs. Heureusement car s’ouvrait, dans ce n’importe quoi, à chaque moment, quelque chose qui prenait la forme d’un être debout, d’une énergie incorporée, d’un rire à gorge déployé, d’un bonheur d’être sur cette Nef des fous. D’être dans un projet commun qui avait la couleur de la grande vadrouille et transpirait d’une seule et même question : Jusqu’à quand tout ça allait-il durer, avant qu’on ne soit cerné ?
On ne pouvait vraiment pas parler de méthode et cette position du « n’importe quoi » n’était certes pas une position pédagogique, ça ne pouvait pas être une direction à prendre, d’ailleurs tout ça se déroulait à l’insu de notre plein gré. Pourtant cette position découvrait des horizons infinis, elle s’avéra utile pour œuvrer au dispersement, infiltrer des femmes et des hommes dans la vie courante, comme ça au petit bonheur la chance. Des femmes et des hommes qui n’en revenaient pas que ça puisse exister. Que ce lieu, leur lieu autant que le nôtre ou celui des armateurs, puissent exister, là. Un lieu que l’administration, l’université ou les familles cherchaient toujours à subvertir, mais qui toujours échappe.
Je t’imagine bien en retour de cette lettre, Fernand, m’interpeller : Et VOUS ? Et bien nous écrivions. Ou plutôt : j’écrivais pour nous. J’essayais d’orchestrer chacune des musiques des membres de cette équipe de non spécialistes de la psychiatrie, l’orchestrer dans un rapport collectif, dans l’idée d’un chef-d’œuvre à faire. D’une peinture à créer. D’un NOUS à tracer. Cette écriture m’aidait, elle nous aidait à VOIR, à garder le cap et à accueillir ces artistes atypiques sans trop me/nous projeter, car de projet ils n’en avaient guère, c’était justement pour cela qu’ils venaient nous rendre visite, souvent contraints et forcés, ils venaient pour être compris dans ce non-projeté. Ça tombait bien puisque de projet, la péniche ne pouvait réellement en avoir, amarrer entre les êtres et les choses, sans agenda ni feuille de route. Quand je ne savais plus où aller, pourquoi aller, quel sens cela avait-il d’être là et d’écrire, je me réfugiais dans ton livre Le Croire et le Craindre, toujours là sur ma table de travail, le soir venu. Tu me rappelais qu’ “il y avait, il y a, le projet du “nous-là” et les projets des uns et des autres, et le mien, qui ne se parlaient guère, puisque j’écrivais. ”
La péniche ferma et chacun d’entre-nous fut dispersé aux quatre coins de France. Tout d’un coup plus rien ! Resta tout de même le souvenir de notre « batî » – l’histoire des uns et des autres, de leurs projets, de leur vigueur, de leur entrain, de leurs modes d’entente, du lieu et des environs. Resta les spectacles vivants restés vivant longtemps dans nos têtes. Resta les tournées et les aventures qu’elles ont produites. Resta ce livre, Hors-scène. Resta les tenaces qui ne lâchèrent pas le radeau-péniche comme ça : ils s’y plaisaient tellement qu’ils poursuivirent leur musique et trouvèrent une forme à leur colère. Ces musiciens dits irrécupérables – dont Raphaël l’improvisé-mécanicien de la péniche – se retrouvèrent le soir et le week-end chez un membre de cette équipe de baroudeurs. Ils jouèrent, discutèrent, jouèrent, discutèrent. Le groupe « La Guerre des bouffons » vit le jour. Un pied de nez aux assis. Un pied de nez musical et joyeux, qui continue à égrener çà et là leur note et leur chant.
« QUAND ON SE PROMÈNE AU BORD DE L’EAU » – Paroles : Julien Duvivier, musique : Maurice Yvain, 1936. Reprise par le groupe « La Guerre des bouffons », dans le cadre du spectacle « Balapapa », 2007.
Notre danse sur la péniche était encore un peu fragile. Fallait s’ouvrir aux terres étrangères, s’évader vers d’autres imaginaires, retrouver la terre ferme. Le hasard a fait qu’un soir, au Mans, j’ai rencontré ton jumeau, Fernand. Un certain Sidi Larbi Cherkaoui. Le gars est Flamand, pas loin de l’Asile d’Armentières, TON Asile. Un peu poète, comme toi. Un poète du geste qui créa une pièce extra(ordinaire) au nom de Ook, avec Nienke Reehorst et les performers rencontrés au Theater Stap – un ESAT artistique version Belge. Coup de cœur, écriture marathon, découverte de la poétique du regard face à ces corps cabossés, désarticulés, intérieurs, dissociés, aberrants, ignorés. Ça a donné une écriture-promenade au côté du chorégraphe et de ses interprètes, paru en livre quelques années plus tard.
Ce chorégraphe te ressemblait, Fernand. Il te ressemblait parce qu’il se situait du côté des danseurs. Il faisait cause commune avec eux, dont certains étaient en vacance de langage, des hommes et des femmes qui transformaient le public par leurs intelligences corporelles, leurs moindres gestes devenus danse, aidé du regard magnifiant du chorégraphe. Il était évident qu’entre ce « point de vue-là » du chorégraphe et le « point de voir » du danseur, la différence était remarquable. Mais en se laissant dériver vers leur langage, à eux, le propos chorégraphique avait une drôle de gueule.
C’est à partir de ces danseurs cabossés que le chorégraphe faisait des propositions. Sa tâche n’était pas simple : il s’agissait de saisir le moindre geste, de saisir l’opportunité d’un souffle, d’un espace pour inventer un autre geste, alors qu’inventer n’est peut-être pas si nécessaire. Il suffisait peut-être de suivre.
Ce « point de voir » du danseur échappait radicalement au chorégraphe. Il s’agissait de considérer le langage à partir de la « fenêtre » du danseur comme on peut ‘‘voir’’ la justice – ce qu’il en est de – ‘‘de la fenêtre’’ d’un gamin délinquant. Pour ‘‘voir’’ le langage du point de vue du danseur, Sidi Larbi Cherkaoui investissait un territoire imaginaire représenté par un plateau théâtral, et posait la question aux danseurs : quel est ton rêve ? Imagine un instant, Fernand, des rêves de grossesse, de suicide, de défilé de mode, de course olympique, d’ébats amoureux, le tout joué, dansés, mimés par des performeurs, et lourdement cabossés par-dessus le marché ! Imagine un instant cette voix s’échapper de ces corps dansants :
« Je m’appelle Cathérine Springuel. J´ai 30 ans et j´habite en Belgique, avec mes parents. Ma mère est prof de français et mon père est retraité. J´ai deux frères et une sœur […]. J´ai aussi une tante au Canada qui a dix enfants. Moi, Cathérine, j´aime beaucoup Michel Sardou, l´Internet et les spaghettis bolognaises. Je n´aime pas les épinards, les choux de Bruxelles et les gens qui crient fort.
Plus tard je veux vivre en Belgique et devenir téléphoniste chez Theater Stap. Quand j´étais petite, j´ai été opérée du nez et une fois, je suis tombée dans les pommes dans un avion allant vers l´Amérique et mon visage s´est écrasé dans mon plat !
Aujourd’hui je suis contente. Parfois je suis triste. Alors je me pose des questions et j’écoute La Maladie d’amour de Michel Sardou et alors je pleure. Alors je pense : “Et plus tard ? Qu´est-ce qu´il se passera avec maman ? Et papa ? Et moi ? Je serais toute seule avec moi-même”, je me dis. Et alors ça fait mal. Ici, dans mon cœur. Très mal.
Mais alors je me dis : “Il y aura toujours des amis, il y aura toujours Michel Sardou et il y aura toujours des spaghettis bolognaises. »
Quand j’entends Cathérine Springuel parler, je ne peux imaginer un instant la réduire à un « cas ». C’est peut-être toi le premier, Fernand qui osa qualifier autrement que tout le monde les « cas » rencontré dans ces lieux de l’éducation spécialisé. « Pas d’histoire. Pas de ‘‘cas’’ » écrivais-tu. Les exemples sont nombreux où tu m’as fait sourire, avec tes « débilards optimistes », « caractériel d’aussi bonne réputation que les autres », « racailles expertisées pervers », « hommes et garçons limaces » et autres « paresseux invétérés ». Volontairement tu alliais le diagnostic avec le jugement moral. Tu étais sensible à cette liberté, et donc à ce pied de nez face aux mots qui enferment.
Les mots, justement. La dernière année sur la péniche fut l’occasion d’accueillir une écrivaine, histoire de ne pas tourner en rond dans nos écritures, la mienne comprise. Ce fut un bol d’oxygène, une brèche dans l’espace d’écriture que j’agençais depuis neuf années, car fallait bien mettre en mot toutes ces péripéties et travailler dans un territoire imaginaire alors que le réel, de territoire, prenait l’eau. La friction littéraire fut tel que, une fois cette péniche définitivement à quai, je m’étais juré de poursuivre dans ce sens. Et cet ailleurs se présenta, sous forme de rencontres mensuelles autistes/auteurs, à l’invitation de Philippe Duban, directeur artistique des Chapiteaux-Turbulences !, associé à la Maison des écrivains et de la littérature. Des rencontres autour d’ateliers d’écriture, de lecture et d’échange sur le geste d’écrire. Une façon pour moi, devenu ‘‘auteur-passeur’’, de me frotter à la littérature dans une ambiance qui ne m’était pas inconnu ; une façon pour les Turbulents de sortir de leur « milieu » en rencontrant des non-spécialistes de la psychiatrie ; une façon pour les écrivains, emmenés par le poète Jean-Louis Giovannoni, de sortir du bégaiement d’un discours pré-cuit sur leur œuvre.
Face aux turbulences qu’un tel projet provoqua, je ne pus m’empêcher d’écrire, Fernand. Plus fort que moi. Parce qu’écrire c’était esquiver le rôle que l’on chercha à m’assigner – animateur, pédagogue, organisateur, éducateur, modérateur et tutti quanti. Parce qu’écrire c’était être là et laisser place au silence. Parce qu’écrire c’était affirmer que je n’étais spécialiste de rien, et que, écrivant, je signifiais que chacune des personnes présentes pouvait, quelles que soient leur trouble, être là. Et peut-être qu’en étant là sans rien faire sinon que d’être là, il se passerait quelque chose. Et soudain, venu d’un bout de table, l’un des Turbulents, mutique jusqu’alors, lâchaient, comme si de rien n’était, la question-qui-tue : Caroline, d’après toi, est-ce que ce sont les mots qui découlent des idées ou les idées qui découlent des mots ? La poétesse Caroline Sagot Duvauroux de répondre : Les mots tombent des idées qui tombent des mots qui tombent… Parfois, ça fait des éclaboussures dans la lumière, on appelle ça poèmes.
Cette écriture donna lieu à des manuscrits à trois voix (les Turbulents, l’écrivain invité et ma pomme), qui furent dénommés « traces ». C’est pas forcément beau, une trace. C’est sale, même, nous passons parfois beaucoup de temps à essuyer nos traces, ces empreintes ou marques que nous laissons à notre passage. Mais ici, les « traces », c’était : ce à quoi on reconnaît que quelque chose a existé, ce qui subsiste (d’une chose passée), pour reprendre les mots du dictionnaire. Des « traces » réalisées au préalable pour personne, à vrai dire. Mais signifiant que nous agissions sur quelque chose. Quoi ? Nous n’en savions rien. Des « traces » qui, en fin de compte faisaient effet de repères pour nous, qui ne savions plus très bien, parfois, ce pourquoi nous étions là. Parfois on les rediscutait, on les déployait, on relisait nos textes préférés, comme ce poème écrit un matin sur une feuille volante :
AUJOURD’HUI
IL FAIT BEAU
LE CIEL EST BLEU
LA MER EST VASTE
MÉFIANCE
Après quatre années et six rencontres d’écrivain, des étudiants en design, arts graphiques et métiers d’arts issu de l’École de Condé eurent, par un concours de circonstances, accès à ces « traces ». Ils s’amusèrent à les lire de façon plastique et spatiale, opérant une mise en abîme de ces rencontres. Un dire autrement de ce que le langage écrit n’a pas nommé de ces rencontres. Un travail qui, au moment où je te parle, Fernand, est en cours de fabrique pour être présentée au public. Une belle rencontre que ces étudiants non-spécialistes comme tu les aimes, une rencontre tout en devenir et en circularité, qui va revenir vers les Turbulents à un moment ou un autre, sous la forme d’une exposition et d’agoras, autour de « Écrire en Turbulence – Conjugaison croisé ».
Je t’imagine bien Fernand me dire, pour évoquer cette aventure, quelque chose comme « Qu’importent les troubles, pourvu que le réseau se trame ». Un réseau en plein déploiement au moment où j’écris cette lettre, un réseau où les aires de chacun, mal tramé pour certains, s’enchevêtrent, se modifient, deviennent radeau commun, dans une cartographie polycentrique, où chaque centre s’alimente les uns les autres, sans que nul ne sache qui agit sur qui et sur quoi, attentifs seulement à la dérive qu’entraîne leur présence réciproque. Car ces rencontres montrent que chacun d’entre-nous, y compris ces étudiants nouvellement arrivés dans l’aventure, surnage face aux mots, subit un décrochage de posture. Les Turbulents parce que le sens des mots est vivant et ils savent que ce sens, c’est eux qui le décident. Les écrivains parce qu’ils prennent le risque de l’intranquilité, en se laissant bousculer sur le sens de leur mot, qui n’est pas toujours le sens que produit le lecteur, turbulent par dessus le marché. Ma pomme parce ce que j’arrivais toujours avec un fil rouge des rencontres en tête, et qu’à chaque fois il se passait autre chose, mon fil rouge devenant fil des choses. Les artistes de l’école de Condé parce que la poésie et eux ça fait parfois deux et qu’il faut bien admettre que sans les Turbulents ils n’auraient jamais approché de tels livres.
Allez, Fernand, je ne résiste pas à te conter un dernier moment de ces rencontres. Comme cette interpellation d’un turbulent, un matin de janvier, à 10h30, au cœur du chapiteau, à l’adresse de Fabienne Courtade :
LUI : — Fabienne, y a une chose qui me
met hors de moi, je veux que tu
m’expliques pourquoi, pourquoi tes livres
commencent toujours par la page neuf. Je
n’en peux plus de tourner les pages avant
de lire tes livres, comment tu expliques ça,
Fabienne ?
ELLE : —…
LUI : — C’est toujours comme ça, tes livres,
il y a des pages blanches avant de
démarrer ?
ELLE : — …
LUI : — Y a toujours des pages blanche
pour ne rien dire, parfois quelques petites
phrases mais rien du livre, alors je ne sais
pas, j’aimerais lire un livre qui commence
par la première page, ce serait moins
fatiguant, t’as pas ça sur toi, Fabienne ?
ELLE : — …
« QUAND ON SE PROMÈNE AU BORD DE L’EAU » – Paroles : Julien Duvivier, musique : Maurice Yvain, 1936. Reprise par le groupe « La Guerre des bouffons », dans le cadre du spectacle « Balapapa », 2007.
Tu m’excuseras, Fernand, faute d’épuiser ton œuvre, je l’ai picoré, feuilleté au hasard, ouvert par le milieu, un peu comme toi d’ailleurs avec la littérature ou les sciences dites humaines, un peu comme ces étudiants de l’établissement de formation aux travailleurs sociaux à Neuilly-sur-marne, où je me suis réfugié après la fermeture de la péniche. Formateur, alors que je n’avais ni goût ni talent pour le façonnage des caractères, des pensées et des agirs. C’est drôle, ce refuge, car ce fut un peu le tien, cinquante ans plus tôt. Tu y a passé une fois, tu t’es heurté tout de suite. Ce n’était pas possible, tu n’avais pas envie. De mon côté, non pas que je me suis heurté, mais j’ai failli m’ennuyer. Heureusement que des étudiants un peu joueurs ont accepté de lire collectivement les 1800 pages de ton œuvre.
J’avais proposé une « TENTATIVE D’ÉPUISEMENT DE FERNAND DELIGNY ». Car sinon que faire ensemble en dehors de préparer un examen ? Que faire ensemble en dehors de compter les points qui restent à obtenir ? Pour ne pas s’ennuyer j’ai proposé qu’on te lise, Fernand. À plusieurs. Une lecture polyphonique de ton écriture polymorphe. Durant un temps que les étudiants nommeront « Monsieur et madame Deligny ».
Nous étions 18. À raison de 100 pages chacun et d’un rendez-vous mensuel, en deux ans c’était plié. Là encore tu as fait de la résistance. Impossible de t’épuiser. Dès la moindre page lue ça débattait. Il y avait les pour et les contre Deligny. Ceux qui te lisaient avec avidité, qui avaient beaucoup à en dire, et ceux qui te lisaient avec peine, qui restaient muet. Ceux qui allaient te lire, un jour. Ceux qui refusaient catégoriquement de te lire. Qui refusait de lire tout court, car ils savaient déjà.
Et ça débattait, ça s’engueulait, même. Pas forcément sur tes propos, Fernand, mais sur le fait même de te lire. Car j’avais proposé que chacun soit libre (ou pas) de te lire. D’en dire quelque chose (ou non). D’user pour cela de l’écriture (ou non). Je ne pouvais guère faire autrement avec un libertaire comme toi.
Ça a chauffé. Comme si tu cristallisais un nœud. Comme si en fin de compte ton œuvre faisait éclore les idéologies. Car qui refusait de te lire ? Les étudiants qui ne lisaient jamais. Ceux qui savaient déjà. Qui savaient déjà comment œuvrer avec les « usagers ». Ceux qui refusaient de penser puisqu’à quoi bon.
En même temps, sait-on jamais, c’est peut-être ces éducateurs-là, ceux qui se méfiaient des livres, qui sauront faire à force d’essayer, au contraire de ceux qui savaient parler à force d’avoir lu.
Un jour, alors que j’évoquais en amphithéâtre la complexité du champ social et des situations rencontrées, toujours plus incroyables que dans les fictions les plus folles, un étudiant leva la main et dit : « Je ne vois pas pourquoi vous nous dites tout ça, à vous entendre ce boulot d’éduc’ paraît plus complexe que la réalité ». Je n’ai pu lui répondre avec mes propres mots, Fernand, et c’est là que tu arrivas en renfort. Je proposai à cet étudiant de lire à voix haute la bande-son du film Ce gamin là, un texte écrit comme un peinture, un texte qui me paraissait très proche, par sa forme, de ce que peut être éprouvée lors de la présence, près de soi, là, d’un enfant autiste.
L’étudiant lu. L’amphi bondé écouta.
Il y eut un long silence. Comme le blanc que l’on peut avoir face à une énigme humaine. Je laissai ce temps se prolonger. Les étudiants silencer – c’est beau un amphi bouche-bée ! L’étudiant par qui tout ça arriva me regarda, longuement, le sourire en coin. À ce moment-là, Fernand, et rien qu’à ce moment-là, le réel était parmi nous, là, à portée de mots.
Depuis ces étudiants ne cessent de me parler de toi. T’es devenu ce liant. Un prétexte à rencontre. On aura au moins des choses à se dire. Un peu comme les gens en Bretagne, quand ils se croisent dans la rue, ils parlent de météo avant de parler d’autre chose, la météo ça relie, tout le monde a des choses à dire là-dessus. Te voilà notre monsieur météo, Fernand, toujours présent, changeant, donnant à voir, à lire, à penser l’infini et l’infime.
Là-dessus je te laisse, Fernand, tu as assez à faire avec tes 4000 pages non publiés, il te reste encore bien des choses à nous dire, à me dire, à dire aux gardes-lyrisme qui t’accompagnaient jadis dans tes conférences, te garantissant de ne pas trop mentir dans le feu de la discussion car leur opinion t’importait plus que celle du public inconnue. Et puis, surtout, au retour de conférence, ils chantaient, ce qui faisait paraître la route un peu moins longue. Ce sont ces chants que j’aurais en tête en rentrant à Saint-Nazaire, ce soir. Ces chants de ceux qui t’ont enseigné. Ces chants de la p’tite troupe de l’ombre qu’est « La Guerre des bouffons », une troupe de cabossés qui me manquent parfois. Quand je ne sais plus que penser, je vais me promener le dimanche au bord de l’eau, et ces musiciens dits irrécupérables sont là, tels des anges, pour donner sens à toute cette agitation. Pour m’aider à tenir une position.
Bien à toi, Fernand.
Joël Kérouanton
« QUAND ON SE PROMÈNE AU BORD DE L’EAU » – Paroles : Julien Duvivier, musique : Maurice Yvain, 1936. Reprise par le groupe « La Guerre des bouffons », dans le cadre du spectacle « Balapapa », 2007.
Nota bene
Ce texte a été lu de façon « performative » à l’occasion des 30 ans du Collège international de philosophie et du Banquet républicain au Vent se lève.
1) Lecture à l’occasion des 30 ans du Collège international de philosophie, Palais de la découverte, Paris. Juin 2013
Thème de la journée : « Fernand Deligny : errance et consistance d’une pensée »
proposé par Anne Sauvagnargues et Pascal Sévérac
Palais de la découverte (Paris)
7 juin 2013
Dans le cadre de Intersections: 30ème anniversaire du
Collège International de Philosophie (1er–16 juin 2013)
À l’occasion des 30 ans du Collège, nous proposons un colloque sur Fernand Deligny, qui entend montrer, comme en écho au travail du CIPh, à quel point ce penseur inclassable croise les champs disciplinaires : philosophie, éducation, art et littérature, politique, sciences humaines… Qui était Fernand Deligny (1913-1996)? D’abord instituteur spécialisé, il est nommé en 1945 directeur du premier Centre d’observation et de Triage du Nord, lieu ouvert où se réfugient des adolescents évadés des maisons de correction ou de patronages. Après la guerre, il adhère au parti communiste et anime à partir de 1949 La Grande Cordée, association présidée par Henri Wallon et qui a pour vocation l’accueil d’enfants dits inadaptés, délinquants et caractériels. De 1962 à 1964, Deligny dirige Le Moindre Geste, un véritable “film de fous”, tourné dans les Cévennes. En 1965-66, il est invité par Jean Oury et Félix Guattari à la clinique de La Borde. À partir de la fin des années 1960, et jusqu’à sa mort, il s’occupera d’enfants autistes, près de Monoblet dans les Cévennes, dans son “radeau” comme il disait.
Depuis la publication il y a cinq ans de ses écrits, à l’initiative de Sandra Alvarez de Toledo aux éditions de l’Arachnéen, le travail de Fernand Deligny connaît un regain d’intérêt : parus autrefois dans des ouvrages souvent devenus inaccessibles, et désormais réunis dans deux livres (Fernand Deligny. Œuvres, L’Arachnéen, 2007 ; et L’Arachnéen et autres textes, L’Arachnéen, 2008), les travaux de Deligny, auprès notamment des autistes, continuent de féconder notre temps – depuis la pensée de Deleuze et Guattari jusqu’aux pratiques éducatives et artistiques d’aujourd’hui.
La tenue de ce colloque coïncide avec la sortie de deux nouveaux livres aux éditions L’Arachnéen : Cartes et lignes d’erre. Traces du réseau de Fernand Deligny 1969-1979 ; et Journal de Janmari. (voir–ci-dessous)
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Programme
10h : Ouverture des portes, accueil et présentation de la journée. Pascal Sévérac (CIPh, maître de conférences à l’Université Paris-Est Créteil)
10h30: Bertrand Ogilvie (psychanalyste, professeur à l’université ).
11h15: Anne Querrien (sociologue et urbaniste): Des tracés qui fabriquent du commun.
12h: Igor Krtolica (doctorant à l’ENS de Lyon): Deligny, sur les traces de l’origine de l’art.
14h15: Anne Sauvagnargues (professeur à l’université Paris Ouest Nanterre)
15h: Joël Kerouanton (écrivain et éducateur spécialisé): L’étai Deligny – une pensée de la fabrique (qui me suit partout)
16h: Sandra Alvarez de Toledo (responsable des éditions L’Arachnéen): Cartes et lignes d’erre: tracer pour rien, pour voir…
Colloque organisé en collaboration avec le LIS (Lettres, Idées, Savoirs – EA 4395 – Université Paris-Est Nanterre) et l’HARp (EA 44 14 – Université Paris Ouest Nanterre) et avec le soutien du Palais de la Découverte, un lieu Universcience.
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2) Lecture à l’occasion du Banquet républicain, Vent se lève, Paris. Mars 2014
Banquet Républicain. Thématique : Humains d’espèce ou Ecrire à Fernand Deligny.
Soirée préparée avec la complicité littéraire de Joël kérouanton
Bien étrange est cette demande que nous faisons à nos artistes / chercheurs associés et à vous, humains d’espèce, que d’écrire à Fernand Deligny…
Première fois qu’on vous demande d’écrire à un disparu, non ? Écrire une lettre sans attendre de réponses… Cette proposition absurdement correcte l’est encore plus, lorsque l’on sait que Deligny, s’il répondait toujours aux courriers, ne donnait concrètement jamais des réponses…
Sauf peut être celles de cheminer seul, d’observer sans commenter, de tracer sa propre route, en résolvant des équations insolubles, en prenant sa propre tangente. Son projet était d’écrire. Ecrire et accompagner étaient faits d’un même geste. Il conseillait du bout du stylo d’inscrire, les va-et-vient de l’humanité, tel l’éthologue et poète qu’il se revendiquait d’être.
Lors de notre habituel banquet républicain, et de nos tablées garnies, nous vous demanderons ce qu’est ÊTRE HUMAIN et surtout, nous ne donnerons pas de réponses.
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Que m’a-t-il pris d’écrire à Fernand Deligny ? Joël Kérouanton, mars 2014, Vent se lève, Paris