Joël Kérouanton
  • Écrivain
  • Atelier Écrire dans la ville

Coronavirus | Le reste, je l’ai oublié

Dire le Covid 19.

En France.

Donner à lire d’autres langues que la mienne.

Ressentir cette communauté de destins au bord du gouffre.

Écrire pour soi, pour ses proches et pour adoucir le cours du temps.



// texte en court d’écriture et de correction //



Je me souviens d’une voix à la radio, la voix d’un prêtre peut-être. Cette voix nous chuchotait des mots doux, après chaque phrase un silence, la voix nous laissait le temps de dire Amen, et le prêche recommençait, avec des mots usés, comme les regards de ceux à qui on a trop mentis. La voix prenait son temps, elle se savait écouter, elle se savait influente, d’ailleurs elle n’avait jamais été aussi influente, aussi sûre d’elle, soudain la voix prenait un ton martial, la voix devenait ordre, la voix demandait à ses fidèles le garde à vous, l’instant était solennel, nous étions en Guerre, la mobilisation était totale, la fidélité à la voix devait être totale, et nous, fidèles parmi les fidèles, devions suivre la voie de la guerre. Le prêtre était en guerre, le prêtre aimait la guerre, ça s’entendait dans sa voix, la voix aimait prononcer le mot [guai-re], la voix en jouissait presque, elle cherchait à partager cette jouissance, la voix proposait une jouissance partagée de la guerre, et c’est devant cette jouissance guerrière que j’ai décroché, la voix jouissait toute seule, la voix était en guerre toute seule, la voix avait l’air d’y croire, la voix du Prince aux yeux crevés proposait d’entrer dans une ère nouvelle, la voix soutenait que tout, dorénavant, allait être guerre, et qu’ainsi la guerre sera toujours. La voix présidait mon pays, la voix cherchait des voix et pour sûr elle n’aura pas la mienne. Le reste, je l’ai oublié.

France, 29346, 155551, 3,2 Lits/1000 hab

Prisimenu/je me souviens du premier jour où j’ai vraiment compris. Je le savais, que c’était grave. Mais le savais-je à ce point ? Je venais de lire la presse du jour, un médecin de la région s’y exprimait : « Si vous voulez courir, prendre l’air, c’est 2 kilomètres, 20 minutes pas plus, autour de votre maison». J’étais consterné et mon interlocutrice m’a remonté les bretelles : ce sont des mesures tout à fait normales « au regard de la situation». J’ai su qu’il se passait quelque chose de grave au moment précis où on m’interdisait de questionner la plus grande mise en quarantaine de l’histoire française. J’ai compris qu’il se passait quelque chose de grave quand ma chérie m’a confié dans la cuisine — on mijotait des lasagnes aux épinards pour se remonter le moral —, « Dans vingt ans, nos enfants ne comprendront pas comment, nous, adultes au moment de la Pandémie du Covid 19, avons fait pour accepter sans broncher et en moins d’une semaine la bascule dans un enfermement généralisé », le reste, je l’ai oublié/likusią dalį aš pamiršau.

Littuanie, 74, 1752, 5,5 Lits/1000 hab

Sjećamse/je me souviens de mon grand, un soir de Coronavirus, on s’est senti projeté plus que jamais dans l’aventure inconnue et incertaine de notre espèce. Dans la cuisine — le hot spot du confinement —, mon grand était intarissable. Il sentait l’évènement du Covid par les entrailles. On ne sait pas, insistait-il, en pleine crise existentielle. C’est la première fois qu’on ne sait pas. On sait, d’habitude. Ou alors, si on ne sait pas, on sait se voiler la face. D’habitude c’est comme tout tracé. Depuis le confinement, on ne sait pas. Le futur est inconnu. On ne sait pas quelle rupture on est en train de vivre. On ne sait pas si on vit une rupture. On ne sait pas s’il va avoir du changement. Est-ce que c’est juste un moment de flou ? Est-ce que c’est normal d’avoir peur ? Faut-il croire ce qu’on nous dit ? On ne sait pas s’il faut faire ce qu’on nous dit ou s’il faut faire quelque chose de sa vie. C’est pour cela qu’on en parle autant, dit-il en me regardant au fond des yeux, on a besoin d’éclairer les choses pour casser l’incertitude, termina-t-il. En l’écoutant, alors qu’ils rappait son gruyère pour ses pâtes du soir, j’avais envie de lui dire, à mon grand, d’éprouver et d’habiter chaque instant comme si c’était le premier, comme si c’était le dernier. Mais lui dire cela, c’était oublié que de la taille aux orteils il n’était qu’un rebelle et qu’il avait déjà fait de sa vie un espace théorique des pratiques épicuriennes, le reste, je l’ai oublié/ostalo, zaboravio sam.

Croatie, 106, 2249, 5,5 Lits/1000 hab

Recuerdo/je me souviens avoir croisé mon voisin sur le trottoir de droite, lui ordonnant par un geste blagueur de se rendre sur le trottoir de gauche — besoin de sourire un peu de ce P… de confinement. Mais lui pas du tout: « J’déconne pas, je sors de chez l’toubib, il m’ordonne un confinement total », me glisse-il, livide. À peine le temps de dire Merde ! qu’il était déjà loin. Nous lui offrirons des fleurs avec des mots d’adultes normopathes (« Si tu as besoin de thym, miel et lecture, tu fais signe ! »,« On est tout prêt, n’hésites pas ! ») et des mots joyeusement maladroits d’enfants («Bonne chance pour ta maladie du corona »), le reste, je l’ai oublié/el resto lo olvidé.

Portugal, 1504, 35910, 5,5 Lits/1000 hab


Менің есімде бар/je me souviens des mots disparus. Il a fallu moins d’une semaine pour enterrer un chapelet de mots qui, jusqu’alors, commençaient à prendre chair, à grouiller dans les discussions, dans les médias, dans les cafés, ces mots auguraient même ce que d’aucuns appelaient une révolution et la révolution covidienne les a enterrés. Comme si ce coronavirus tombait à pic pour les dévots de la langue à la papa. Au nom du Covid, pour le Covid, grâce au Covid, ont disparu les mots MeToo, BalanceTonPorc, TimesUp, minorité invisible, LGBTQ+, privilèges, Polanski. Chaque jour de la révolution covidienne détruisait des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots, comme si cette révolution avait le pouvoir de vieillir les mots nouveaux à la vitesse de la lumière. La langue du Covid était la seule langue dont le vocabulaire diminuait chaque jour. La langue du Covid restreignait les limites de la pensée. Chaque jour, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. La révolution covidienne taillait le langage jusqu’à l’os, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les mots blanc, masculin, hétérosexuel, capitalisme, patriarcat. Le reste, je l’ai oublié/kалғаны, мен оны ұмытып кеттім.

Kazakhstan, 67, 13872, 2,1 Lits/1000 hab


I remember/je me souviens de la peur généralisée. Puis-je sortir ma poubelle avec le confinement ? / Il y a un voisin qui vient souvent me parler quand je fais mes courses, je fais quoi ? / Je n’ai plus envie de sortir, les écrans me suffisent, c’est grave docteur?/ J’adore faire la bise aux gens, et les gens n’adorent plus me la faire. / Il y a vraiment trop de monde chez mon voisin. / J’ai sorti mon chien ce matin, est-ce que je peux le faire ce soir ? Le reste, je l’ai oublié/The rest, I forgot it.

États-Unis, 115447, 2064029, 2,1 Lits/1000 hab


Я помню/je me souviens du pic de l’épidémie, avec ma chérie, nous avons fait l’amour du temps du Coronavirus. Nous avons bu notre douceur jusqu’à la lie, nos spasmes de plaisir avaient quelque chose d’interdit, d’en dehors du monde, de puissamment beau, aussi. Ce n’est peut-être pas le meilleur moyen d’aider ceux qui vivent au quotidien des spasmes de douleurs, mais ce n’est pas non plus en déprimant qu’on leur rendra service. Nos corps ont toujours cherché la pulsion de vie et la chaleur — le Corona déteste la chaleur (!) —, et ce matin-là ils avaient terriblement besoin d’air dans ce monde sous cloche, le reste, je l’ai oublié/oстальное я забыл.

(Ouzbékistan, 6532, 502446, 2,1 Lits/1000 hab)

Θυμάμαι/je me souviens avoir lu dans la presse « LE PORT DE NANTES/SAINT-NAZAIRE CONTINUE D’ACCUEILLIR DES CARGOS DU MONDE ENTIER ». Le Covid 19 empêchait peut-être d’aller assister aux obsèques d’un proche, mais n’empêchait en rien le trafic de marchandises à dimension « stratégique » : pétrole, gaz, alimentation animale, céréales, conteneurs. Si, pour la vie économique, on a essayé de trouver un compromis en­tre la nécessité de garder en vie la société et celle de la protéger, pour la vie sociale, culturelle, psychique, on a été beaucoup moins fins. L’État voulait être tranquille d’avance – au cas où. Résultat : les rencontres, les repas partagés, les rites de l’amitié et de la discussion publique, le sexe entre non­ concubins, mais aussi les rites religieux, politiques, sportifs ont été interdits. C’est, tout d’un coup, la ville qui a disparu ou, pour mieux dire, elle a été reti­rée, soustraite à l’usage : elle gît face à nous, comme si elle était dans une vitrine. La population s’est retrouvée seule face à cet énorme vide, et pleure la ville disparue : les directs Instagram, les applaudissements ou les chants collectifs au balcon, la multi­plication arbitraire et joyeuse du jogging hebdomadaire sont surtout des rites d’éla­boration du deuil, des tentatives désespé­rées de la reproduire en miniature, le reste, je l’ai oublié/tα υπόλοιπα, ξέχασα.

(Grèce, 183, 3088, 3,6 Lits/1000 hab)


« Si tu vois un vendeur ambulant dans la rue, n’appelle pas le 17 pour lui signaler. Vas lui acheter quelque chose.
« Si tu remarques qu’il n’utilise pas de masque, ne l’engueule pas, essaye de lui en procurer un. Ne fais pas ton flic.

    TRACT ESPAGNOL POUR ÉVITER LA CONTAMINATION PAR LE KEUF-VIRUS



 

Ik herinner het me/je me souviens de B., un ami écrivain, toujours à l’avant garde : il a fallu qu’il ait le corona virus avant tout le monde. Il le fit savoir sur un réseau social : « Bon ben – keuf keuf – je crois – keuf keuf – que je l’ai – keuf – dans l’os. Il n’aura pas été longtemps exotique – keuf keuf – ce confinement . Mais qu’on se rassure, je vais m’en tirer, ayant fait un énorme stock de mayonnaise avant le confinement😑😑😑 . (Comme chacun sait, la mayonnaise c’est la vie.) ». L’ami eut droit à 335 commentaires ! Le milieu littéraire était en émoi, son grand rire claquant dans les chagrins manquait déjà. Aux dernières nouvelles l’ami va bien, et sa plume aussi. J’ai aimé lire son post, à l’ami Covid, parce que Bon ben – keuf keuf – je crois – keuf keuf – que je l’ai – keuf – dans l’os augurait une rupture littéraire en écho à la rupture sociétale que nous vivions. Dans quelques décennies, les critiques qualifieront ce mouvement littéraire d’écriture de l’essoufflement, on dira que la crise sanitaire du Covid 19 a confiné la phrase à sa plus simple expression. Un siècle après La recherche, elle s’est terriblement raccourcie, a quitté le souffle d’un Proust pour explorer le charme des mots toussoteux, le reste, je l’ai oublié/rest ben ik vergeten.

(Pays-Bas, 8044, 48251, 2,9 Lits/1000 hab)

Emlékszem/je me souviens d’activités physiques à proximité de notre domicile, un jour de beau temps. Dans le monde d’avant ça s’appelait seulement « marcher ». Tels les montagnards perchés sur une crête à 3000 mètres d’altitude, ma grande regardait les gens bien en face, en leur adressant un simple Bonjour ! Une fois sur deux la pauvre se prenait un vent : les gens craignaient dorénavant toute rencontre coronavirée. Dire bonjour devenait maintenant suspect, ce simple geste valait pour rupture du code de bonne conduite, court-circuitage de la distanciation sociale, entrée dans le couloir de la mort. « Ça me fait penser à The Walking Dead, tu sais papa, la série télévisée où les gens sont des zombies, dans la série on les appelle les « rôdeurs », ils sont dans une ère d’épidémie post-apocalyptique inconnue. Nous devenons des zombies ! Papa, sans blague, tu les as vus les gens ? », le reste, je l’ai oublié/na többit elfelejtettem.

(Hongrie, 476, 3678, 4,3 Lits/1000 hab)

Ngiyakhumbula/je me souviens des abus. Les forces de l’ordre avaient-elles bu ? Un homme vient d’un supermarché avec une bouteille de Coca-Cola, est-ce un bien de première nécessité ? Amende de 135 euros. Une femme court avec un pantalon en Jean, où est donc votre jogging ? 135 euros. Deux parents emmènent leur enfant chez le pédiatre, est-ce essentiel pour accompagner votre enfant ? 135 euros. Un Sans-Domicile-Fixe non confiné à son domicile, sans attestation dérogatoire : 135 euros. En sortant d’une pharmacie, une femme est arrêtée et fouillée avec pour seule course une boîte de serviette hygiénique, savez-vous que ce n’est pas considéré comme produit de première nécessité ? 135 euros. Une femme utilise le 17 pour lancer un vibrant appel au secours, « Après mon divorce, j’ai réussi à retrouver quelqu’un. Mais il habite à 25 kilomètres de chez moi. Comment faire avec le confinement ? », a-t-elle demandé à l’agent, sans autre solution à lui proposer que la verbalisation. « Mais on s’aime ! », a-t-elle plaidé : 135 euros, le reste, je l’ai oublié, okunye, ngikhohliwe.

(Afrique du Sud, 369, 19 137, ?,? Lits/1000 hab)

Jeg kan huske det/je me souviens de la petite à ma chérie, en mal d’école. Sommeil agité. Soirée éveillée. Matinée excitée. « On » lui avait volé son école. « On » lui avait volé son évasion quotidienne. « On » lui avait volé son univers. Alors bien sûr elle avait le sein à la maison, avec ses rituels du poème du jour, de la date du jour, du cahier du jour. Non point le rituel « d’aller à l’école ». Non point la joie quotidienne des retrouvailles amicales, d’une maîtresse aux aguets, d’une ambiance de classe. Alors elle avait remplacé l’école par des angoisses — elle ne pouvait plus dormir seule. À chaque jour suffisait sa peine, c’était bien d’ailleurs la seule chose qui suffisait, le reste, je l’ai oublié/resten, glemte jeg det.

(Danemarck, 369, 19 137, ?,? Lits/1000 hab)

Meе ми совиенс du bonheur de lire V., bouffée de mots rares dans cette avalanche de mots peurs, évasion dans cette ambiance verrouillée, et je lisais et je relisais Juste après la pluie :

Nous sommes les complices

d’une grande et belle évasion

il y a celui qui aime

celui qui lit

celui qui écrit

celui qui rêve

celui qui refuse

celui qui plante

celui qui marche

celui qui joue

celui qui nie

celui qui apprend

celui qui doute

celui qui se moque

celui qui se saoule

celui qui dit non

nous sommes tous les complices

d’une grande et belle évasion

nous creusons des tunnels

nous tressons des cordages

nous prenons des notes

nous rusons nous savons

que les détours sont nécessaires

qu’il faut esquiver l’ordre des choses

qu’au bout il y a dehors

demain

dedans

 

Le reste, je l’ai oublié/Остатокот, го заборавив

(Macédoine du Nord, 111, 1898, 2,1 Lits/1000 hab)

Ngiyakhumbula/je me souviens d’un tag sur un bâtiment ancien, « demain est annulé ». Je ne comprenais pas si assister à la naissance du monde de demain était une chose grandiose, ou misérable. Dans une autre vie que la mienne, celle d’un taggeur par exemple, j’aurais plutôt peint quelque chose comme « demain est écrit », clin d’œil aux écrivains : ce qu’ils écrivent n’est-il pas significatif de ce qu’ils deviendront ? Leur vie ne se calquerait-elle pas sur leur œuvre (Rousseau rencontre Sophie juste après l’écriture de la Nouvelle Héloise, Verhaeren grisé par la modernité meurt écrasé par un train, Virginia Woolf fascinée par l’eau finit noyée…). Contrairement à la « vraie vie », des textes pouvaient parfois trouver leur inspiration la plus authentique dans les évènements qui leur succèdaient. Pourquoi donc ? Parce que la littérature est la meilleure pour décrire ce qui s’apprête à advenir ; tout à la fois, elle en éprouve l’hypothèse et en fa-brique la possibilité. À lire 1984, écrit en 1950 par George Orwell, je réalisais combien la société du Big Brother était pensée avant même qu’elle existe. Avec cette crise sanitaire, on y était. Les deux pieds dedans : hélicoptère de surveillance, drône-robot qui donnait des ordres, attestation dérogatoire de déplacement, couvre-feux, restrictions, le 17 saturé par des gens qui voulaient dénoncer leur voisin… Pourquoi ne pas planter nos propres graines, celles qui ont été si souvent galvaudées, récupérées, salies, alors qu’elles étaient nôtres, liberté, égalité, fraternité, révolution, utopie, et les laisser pousser jusqu’à la vie d’après? #partisandelaliberteabsolue. Le reste, je l’ai oublié/Okunye, ngikhohliwe.

(Brésil 41162, 809398, 0,5 Lits/1000 hab)

Ég man/je me souviens des morts du Covid 19, mais évoquait-on les disparus du lien social, ceux qui s’étaient laissés mourir faute de visite par leur proche ou d’un lien minimum assuré habituellement par les accompagnants ? La « guerre » au virus n’était pas d’empêcher sa propagation, mais de maintenir intacte la structure de la société. Possible que l’hécatombe venait de cette absence d’humanité exigée par cette course à l’aseptisation. Dans cette « guerre » à l’essence de ce qui nous fondait — la vibration d’autrui à autrui —, les dommages collatéraux étaient certainement plus nomdbreux. Le remède finira, comme souvent, par être pire que le mal, le reste, je l’ai oublié/afganginn gleymdi ég.

(Islande, 10, 1807, 2,37 Lits/1000 hab)


Kei te maumahara ahau/Je me souviens d’une sortie nocturne avec les filles de ma chérie, nous jouions au coach sportif dans une ville fantôme comme jamais. CO-AT-CHE prononçait la plus petite, moi j’adore jouer au coachte. Rien de plus émancipateur que l’emprunt de personnalité. Et nous voilà à expulser toute l’énergie de la sédentarité confinée : course, marche arrière, cloche pied, course en suivant la ligne blanche, marche rapide, course entre les arbres, sprint, respiration, étirement, brève assise sur un banc, re-marche, et enfin, le graaaaal : lecture au salon. Dans un présent qui se suffit à lui-même, le silence des mots et la liberté absolue de la lecture, de toute la lecture, Imbattable, Le Canard enchaîné, Les légendaires – le cycle d’Anathos, L’art de la joie, le reste, je l’ai oublié/Ko te toenga, i wareware ahau.

(Nouvelle-Zélande, 22, 1154, 4,3 Lits/1000 hab)


Jeg husker det/je me souviens de ce jour où j’ai compris la guerre des mots en politique. J’ai compris qu’il s’agissait non pas de bien communiquer, mais de poser ses pions le premier. D’inventer son vocabulaire pour singer la modernité. Bien sûr j’avais lu La Ferme des animaux de Georges Orwell, relus même, avec ma grande au collège, et saisit que le changement sémantique augurait un changement sociétal : l’on pouvait faire passer la moindre dictature sous couvert de mots doux. Notre démocrature, toujours à la pointe du nouveau monde, plaçait ses pions. Soudain avaient disparu les foyers d’infection (regroupement d’au moins deux cas en même temps, au même endroit), pour des cluster. C’était quand même beaucoup plus classe, non ? La langue d’Hemingway supplante toujours celle de Molière quand il s’agit de trouver sa place dans le monde, de se montrer innovant, avec un fort potentiel de disruption. L’arrivée du COVID 19 («CO» pour « corona », « VI » pour  « virus » et « D » comme « disease » — « maladie » en anglais) était l’occasion pour la French Start-up Nation (prononcer «naïcheune ») de montrer ses gros bras dans un contexte de désert hospitalier volontaire. En avalant une tarte aux poivrons-oignons entièrement faite-main (ben oui, on a le temps de cuisiner), mon grand s’était exclamé: « Honte de rien ! Ils investissent dans le vocabulaire faute d’investir dans l’hôpital ! », le reste, je l’ai oublié/resten glemte jeg det.

(Norvége, 242, 8603, 3,2 Lits/1000 hab)

Saya masih ingat/je me souviens que le virus engendrait des morts tout autant que des mots. Les médias se régalaient à faire émerger des covid-concepts, à croire qu’un conseil de linguistes se réunissait chaque semaine pour décider des nouveaux mots à insuffler dans la vie quotidienne. Après la « quatorzaine », la « distanciation sociale», les « gestes barrières », nous avons eu l’«auto-distanciation». Bien évidemment, les mots-morts étaient plus en vogue que les mots-vies — ceux qui faisaient des trous dans l’impossible. Je cherchais en vain les articles évoquant ces concerts improvisés à 18h00 entre habitants, « gestes fenêtres » ?, « art voisin » ?, « créativité barrière » ? Le reste, je l’ai oublié/selebihnya, saya terlupa.

(Malaisie. 119, 8402, 2,5 Lits/1000 hab)


« Si tu entends que ton voisin présente des symptômes, ne regarde pas par la fenêtre pour contrôler s’il sort faire ses courses. Demande-lui s’il a besoin de quelque chose.

TRACT ESPAGNOL POUR ÉVITER LA CONTAMINATION PAR LE KEUF-VIRUS



Pamiętam d’un stand up retransmis en direct à la radio. L’humoriste à succès, se mettant dans la peau du maire d’une petite ville méditerranéenne française, racontait avoir pris un arrêté empêchant désormais de s’éloigner à plus de 10 mètres de son domicile, lutte contre le Covid-19 oblige. Au moment où l’humoriste prononça « 10 mètres de son domicile », l’on entendait des rires. Il avait déjà interdit les jogging (Rire), les promenades des animaux (Rire Rire), les Marchés couverts (Rire Rire Rire), les achats de plus d’une seule baguette à la boulangerie (Rire Rire Rire Rire). Quant à la chute de son numéro, il la réserva à l’amende en cas de violation de cet arrêté : ce sera 135 euros (Rire Rire Rire Rire Rire). Et toute la recette sera reversée aux soignants des hôpitaux pour sauver des vies (Rire ), resztę zapomniałem.

(Pologne, 1222, 28577, 2,1 Lits/1000 hab)

Muistan/je me souviens avoir lu ce poème de l’ami T. à ma chérie, un soir avant de s’endormir. Ces mots eurent l’effet d’un pansement, au point de suspendre la douleur du monde. Autant que je me souvienne, ma chérie avait bien dormi,

On amadoue le monde

avec des mots

ce qui revient un peu

à tenir tête à un dragon

avec une salière

dans chaque main

on amadoue le monde

avec des mots

pendant ce temps

le monde se moque

de nous

 

Le reste, je l’ai oublié/Loput, unohdin.

(Finlande, 325, 7à73, 2,8 Lits/1000 hab)

I remember/je me souviens, la pandémie avait à peine débutée qu’avec les enfants nous avions commencé à imaginer le déconfinement. Mon grand s’imaginait faire un DJ set sur le balcon face jardin, allumant les séquences les plus folles à l’intention des habitants du quartier, et nous, et eux, et peut-être nos chats, face au mur de son, se dandinant au rythme des basses. « Mais pourquoi on attend le déconfinement pour danser ? », a suggéré ma grande. « Et si on le faisait maintenant. Je veux dire : là, tout de suite. » Une situation anti-distanciation sociale — enfin ! — ai-je pensé face à la belle réaction de ma grande. Et je ne sais plus qui a ajouté, peut-être ma chérie, que la fête ne serait pas le meilleur moyen de penser à ceux qui meurent. Oui oui oui avons-nous tous hoché de la tête, dépités. Le lendemain matin, j’ai songé à Josephine Baker qui prenait des risques insensés au front (guerre 1939-1945) pour animer avec son chant les milliers de soldats sans âme et sans voix face à la barbarie, le reste, je l’ai oublié/the rest, I don’t remember very well.

(Royaume-Unis, 41481, 292950, 2,1 Lits/1000 hab)

Я памятаю/je me souviens de ce jour où je me suis habillé en attestation dérogatoire. Elles traînassaient en nombre dans ma cuisine, sur mon bureau, dans mon sac à dos. Près de 150, j’avais calculé. Toutes signées et datées, remplies pour les déplacements de la famille élargie — nous étions parfois sept confinés dans la maison, selon les «alternances». Avec ce costume, je souhaitais créer une forme de métaphore de la politique de santé publique du moment. Le confinement et les attestations étaient la conséquence de la pénurie de masques, de l’absence de dépistage massif, du manque de lits de réanimation et de la non prise en compte des alertes par le pouvoir. La quarantaine a été inventée au Moyen Age pour lutter contre les épidémies de l’époque (lèpre, peste…). En 2020, parce que la politique avait failli, le confinement et les attestations étaient les uniques mesures possible pour éviter des morts du coronavirus alors que des alternatives plus efficaces existaient.

Mon motif de sortie du jour, dûment rempli, était similaire à la veille, et au lendemain : « Déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie. » En sortant dans la rue avec des centaines d’attestations sur moi, je cherchais à incarner la dépersonnalisation liée au fait de soumettre les moindres détails de mon activité à la réglementation et au jugement de l’autorité. Je disparaissais sous ces papiers, qui étaient une métaphore du système de surveillance et de la privation de liberté mis en place.
Il m’a fallu plus de deux heures pour scotcher en écaille les attestations. Elles confinaient entièrement mon corps de la tête aux pieds. Avec mon costume de papier bien arrimé, je suis ensuite sorti pour ma promenade habituelle, moins d’une heure, dans un rayon de 500 mètres autour de chez moi. Alors bien sûr la police est venue vers moi et m’a demandé mon attestation. Ils ont prononcé cette phrase magique que j’attendais avec impatience : « Pourriez-vous nous présenter votre attestation ? » Ça tombait bien, j’en avais plus de 150 sur moi. J’étais dans la légalité, ils ne m’ont pas donné d’amende mais ont détruit mon costume et m’ont demandé de ne plus recommencer : je risquais, selon eux, avec ce costume-pangolin-de-papier, de créer un attroupement et d’encourager l’émergence d’un cluster, le reste, je l’ai oublié/aстатняе я забыў.

(Biélorussie, 298, 52520, 1,5 Lits/1000 hab


Ndabyibuka/je me souviens de Big Mother de la sollicitude. Elle était partout et tout le temps, comme un bout de sparadrap qui colle aux doigt et dont on ne peut se défaire. Tout, tout, tout était Covid, la radio covidait, la télé covidait, les journaux covidaient et pour dire quoi ? Pour rappeler, aux citoyens esseulés que nous étions, que Big Mother était là et bien là. Big Mother se souciait de nous, jamais elle ne s’était souciée de nous à ce point, c’était important cette voix emphatiques entendues quotidiennement, elle nous préservait de tout risque, afin que l’on puisse poursuivre nos existences hygiénistes et calfeutrées, où la mort était toujours repoussée, toujours cachée, toujours enfouie. Et tout ça avait finit avec des amis dont la mère a été mise dans un sac plastique dans une chambre froide à Rungis, sans qu’ils puissent jamais lui dire au revoir. Le reste, je l’ai oublié/Ibisigaye, narabyibagiwe.

(Rwanda, 2, 484, 3,2 Lits/1000 hab


Mi ricordo/je me souviens de ma dernière. Sa joie extrême à courir dans la rue. Courir, crier, rire, jouer, dessiner, goûter, peindre, trottiner, téléguider, cache-cacher. Toute l’enfance était là, quotidiennement déconfinée au milieu de la rue covidée. La rue, devenue jardin, les trottoirs, devenus siège, la route, devenue toile géante à dessiner, offraient un terrain de jeu comme jamais. Un square en bas de chez soi, un bac à sable goudronné, une piste cyclable à quatre voix. Très vite les idées des adultes fusaient : et si on faisait la rue à sens unique ? et si on y dessinait une piste cyclable ? et si on la piétonisait ? et si on la verdissait ? et si….? La révolution du Covid sera verte, ou ne sera pas, et dans notre rue elle avait déjà commencé. Pour ma dernière, l’art de la joie dans l’espace public était là, et je me réjouissait d’une si belle appropriation, dans cet espace pour tous mais n’appartenant à personne. Puisse sa joie être suffisamment contagieuse afin qu’elle puisse manifester tout au long de sa vie, par la parole et par l’action, ses envies, ses révoltes, ses émotions dans l’ivresse de l’espace commun, le reste, je l’ai oublié/il resto l’ho dimenticato.

(Italie, 34223, 236305, 2,1 Lits/1000 hab


Me’n recordo/je me souviens du monde du Covid, vraiment, je n’aimais pas. Mais j’aimais la façon dont les gens de ma rue se réunissaient tous les jours à 18h30, enfin se réunir était un grand mot, ils se réunissaient aux fenêtre, en vis-à-vis, l’un jouait du saxophone, l’autre de la clarinette, une enfant de la flûte traversière… ils étaient quasi une dizaine dans ma rue à se concerter pour faire concert tous les jours, ce monde du Covid-là je commençais à l’aimer, mais l’autre monde, celui qui nous attendait du matin au soir, je ne l’aimais pas, je le leur ai dit, à mes voisins, avec un haut parleur je leur ai dis mon désamour pour le monde du Covid, je leur ai dis avec un haut parleur dans la rue, seul au milieu de la rue avec un haut parleur je leur ai lu une variation d’un texte de l’ami C., Le monde du spectacle. Ce jour-là, dans la rue covidée avec mes voisins riant à la fenêtre, j’ai fait une petite variation de son texte, et le gueuler comme ça dans la rue, avec mes voisins aux fenêtres, ça m’avait fait un bien fou.

je n’aimais pas le monde du Covid
c’était un monde, tout un monde
les gens se déplaçaient
ils allaient d’une pièce à une autre
ils gueulaient
ils en pouvaient plus les gens de gueuler
ils voulaient sortir
et encore sortir sinon ça allait gueuler
ça a gueulé même une fois dehors
ça a gueulé
les gens gueulaient dehors
ils voulaient qu’on les rembourse
pour aller vers un autre monde du Covid
à un monde du Covid encore mieux
où on pourrait mieux gueuler
ils ont gueulé les gens
ils voulaient ce qui faisait de mieux
quoi de mieux qu’un monde du Covid
qu’un autre monde du Covid encore mieux
où ça allait gueuler encore plus
encore plus de monde du Covid gueulaient les gens
vraiment c’était dégoûtant
le monde du Covid dégoûtait
tout ce noir, tout ce monde au noir
toute une vie dans le noir
c’était vraiment dégoûtant
il fallait bien aimé être dégoûté
pour aller dans le monde du Covid
il fallait aimer le dégoût jusqu’à plus soif
jusqu’à plus soif le dégoût invraisemblable
du monde du Covid
le monde du Covid quelle blague
quelle fumisterie le monde du Covid
une belle invention en attendant
un bel univers spectaculaire
un beau semblant de vie en attendant
avec de beaux semblant de geste
des semblants de paroles
tout était parfait dans le monde du Covid
c’est-à-dire tout était faux
le vrai monde du Covid
même le vrai était faux dans le monde du Covid
mais il faisait plus vrai qu’un vrai vrai
et même le faux était plus faux encore qu’un faux
car un faux avait toujours son petit côté de vrai
son petit côté vrai était caché
et là on le voyait bien, il éclatait dans le monde du Covid
il sonnait vrai le faux
car même le faux sonnait vrai dans le monde du Covid
toujours il allait sonner vrai, tout comme le vrai
le vrai ne sonnerait pas faux, lui
il sonnerait, c’est tout
et faire sonner un faux ou un vrai
on pouvait voir ça que dans le monde du Covid
tout sonnait dans le monde du Covid
tout sonnait et tout éclatait
même le noir éclatait dans le monde du Covid
tout était pétant
tout était dans la santé de l’habitant Covid
dans sa file, dans son attente
tout était dans son désir de voir
tout était relié à lui et tout puait
tout puait dans le monde du Covid
car tout était une histoire de rapports
des rapports d’habitants Covid
qui allaient dans le monde du Covid
des rapports d’habitant Covid à habitant Covid
et des rapports de monde du Covid à monde du Covid
des rapports qui n’en finissaient pas
comme dans la vraie vie
les rapports n’en finissaient jamais de rapporter
mais les rapports rapportaient encore plus
quand c’était pour le monde du Covid
quand c’était pour la vraie vie les rapports rapportaient mais moins
ils rapportaient même rien les rapports
ou alors si on en faisait un monde du Covid ça rapporterait
même un monde du Covid fait sur un rapport nul
même un rapport nul rapportait
même si c’était un rapport nul
qu’on rapportait nullement
même si c’était un rapport nul mal rapporté
même nul un monde du Covid
même un monde du Covid nul
qui parlait d’un rapport nul
même ça ça rapportait
au monde du Covid

Après cette lecture, la musique a repris, forte, scintillante, les rires ont repris, forts, grinçants, et je suis allé prendre mon apéro virtuel quotidien, le reste, je l’ai oublié/la resta, m’he oblidat.

(Catalogue, 5587, 59199, 2,1 Lits/1000 hab)

Ich erinnere mich/je me souviens que mon grand avait rendu visite à une collègue de travail blessée. Il lui avait apporté de quoi se substanter pendant une semaine. Son geste s’était su, ses amis l’avaient su, sa maman l’avait su, itou ma grande qui refusa soudainement d’habiter la maison. Nous voilà pestiférés ! On avait beaucoup dit que le Covid-19 resserrait les liens, réveillait solidarité et fraternité, rappelait le pays à des valeurs d’humanité négligées ces derniers temps. « Ce ne sera plus jamais pareil » : on entendait souvent ce type de phrases. J’en formais aussi le vœu ! Que cette situation inédite soit une opportunité de détoxification mentale et physique, qui nous permettrait de sélectionner l’important et rejeter le frivole, le superflu, l’illusoire. Tout à fait d’accord ! J’avais été surtout frappé à ce stade par le contraire : le virus séparait. Isolait. Discriminait extraordinairement. Creusait les fractures, aggravait les écarts. Les révélait avec une violence rare. Les faits étaient là : je ne reverrai pas ma grande avant des mois, le reste, je l’ai oublié/Den Rest habe ich vergessen.

(Allemagne, 8863, 187251, 7 Lits/1000 hab)



« Si tu vois des personnes marcher dans ton quartier, essaye de ne pas soupçonner le pire, n’appelle pas le 17. Peut-être qu’ils devaient aller au boulot. Beaucoup n’ont pas le privilège de se renfermer chez eux avec un frigo plein.

TRACT ESPAGNOL POUR ÉVITER LA CONTAMINATION PAR LE KEUF-VIRUS



Sjećam se/cenam ce/je me souviens des bancs. De la population mise au banc. Des bancs mis au banc. Des bancs confinés. Pas plus de deux minutes sur un banc a dit le maire d’une ville du Sud-Ouest de la France (véridique !1). Et hop on se lève après s’être assis. En face de chaque banc de la ville se trouvait un policier avec son chronomètre qui exigeait la levée de camp après les 120 secondes réglementaires. La quasi totalité des brigades de police plantées devant un banc.
« La police mis au banc » titraient les journaux du jour. Bien évidemment ça a râlé dans les chaumières des policiers, le décret-banc a tenu 24h00, ostalo, zaboravio sam.

(Bosnie-Herzégovine, 163 2893, 3 Lits/1000 hab)


Mbaj mend/je me souviens avoir lu quotidiennement les envolées lyriques de M., chaque jour une petite dose pour garder le corps et l’esprit alertes, je me souviens particulièrement de cette envolée à faire voler un humain dans les stratosphères existentielles, « Chacun d’entre nous fait partie de cette aventure inouïe, au sein de l’aventure elle-même stupéfiante de l’univers. Elle porte en elle son ignorance, son inconnu, son mystère, sa folie dans sa raison, son inconscience dans sa conscience, et chacun porte en soi l’ignorance, l’inconnu, le mystère, la folie, la raison de l’aventure plus que jamais incertaine, plus que jamais terrifiante, plus que jamais exaltante de l’époque post-Covid19 qui se dessine ». Parfois, je trouvais que les envolées lyriques de M. ne traduisait pas suffisamment le retour en arrière, une sensation pas facile à décrire, c’était vraiment quelque chose du ressenti, comme une impression de voir ressurgir, du tréfonds de notre société, les relents conservateurs les plus durs. Pour sûrs, nous étions les cobayes d’un laboratoire d’anthropologie de science-fiction, et nous rêvions d’un nouveau monde, moins de travail, plus de disponibilités sensibles, de lenteurs et de liens, où on y expérimenterait de nouvelles réalités en temps réel et au jour le jour. En matière de science-fiction, nous avons été servis, au delà de notre imagination… Telle une entreprise générale d’aseptisation sociétale, les faits sont arrivés :

Les pères n’avaient plus le droit d’assister à la naissance de leur enfant, les maternités étaient réservé aux seules femmes qui accouchent.

Le tri des déchets ménagers n’avait plus lieu d’être. Tout glissait dans la même poubelle

Les totebags et plus globalement les sacs en tissu recyclables étaient refusés par les commerçants des marchés. À nouveau, le plastique était roi.

Les frontières étaient fermées jusquà nouvel ordre.

Les mourrants mourraient seuls.

Le reste, je l’ai oublié/Pjesën tjetër, harrova.

(Albanie, 36 1416, 4,8 Lits/1000 hab)

Naalala ko/je me souviens de la musique, elle jaillissait tous les soirs à 18h30, ça commençait par une clochette que l’on entendait dans toute la rue : B. se chargeait de la faire sonner en passant devant chaque maison. Puis, comme un bruit sourd de sirène de bateau — nous sommes à Saint-Nazaire! — , le baryton de J. déboulait dans toutes les oreilles. Trois coups de sirènes, comme les trois coups au théâtre et la scène commençait, immuable. Installé sur sa terrasse face rue du premier étage de sa maisonnée, J. enchaînait trois morceaux choisis suivant son humeur du jour. Parfois c’était les Pixies, le lendemain de la disparition du chanteur Christophe nous eûmes droit aux mots bleus, quelques jours après ce fut Joa-illeu anniiiii-veeeeeer-saiaiaire pour la petite à ma chérie. Et toute la rue s’était mise à chanter ce jour là Joa-illeu anniiiii-veeeeeer-saiaiaire, accompagné de la clarinette de B., de la flûte traversière de E., du cor de M., du violoncelle de N, … Nous étions une vingtaine à fredonner et musiquer, la plupart à la fenêtre, ou sur le trottoir, pendant que les enfants jouaient sur la route, enfourchaient leur vélo ou dessinaient à la craie des personnages grotesques, des fleurs biscornues, ou des maisons à l’architecture covidées. Et puis J. ne jouait pas seul : un jour sur deux surgissait C. à sa fenêtre, le saxo en main, la tablette en guise de partition, et les voilà qui jouaient de concert, ils s’accordaient en visio peu avant et jouaient en binôme malgré cinquante mètres de distance entre leurs fenêtres respectives, et un léger décalage accoustique. En matière de distanciation nous étions tout bon, exceptés les enfants qui s’en donnaient à cœur joie, la route était à eux, l’avenir aussi. Ce jour d’anniversaire, la petite à ma chérie invita chacun à goûter son brownie au chocolat et à venir avec son propre verre — norme Covid oblige — pour déguster jus d’orange, vin blanc de Loire ou bière locale, le reste, je l’ai oublié/ang natitira, nakalimutan ko ito.

(Philippine, 1052 24787, 1 Lits/1000 hab)

Aku eling/je me souviens du 12 avril 2020, 22h52 exactement, où nous avions compris: nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y un mois. L’illusion du sentiment de permanence venait de prendre fin. Déjà, lors du week-end d’avant le confinement, avec la perception croissante de la gravité de la situation, le temps s’était comme épaissi et on ne s’était plus focalisé que sur le confinement à venir, sujet qui avait balayé tous les autres. Mon grand travaillait dans un café et la salle parsemée d’immenses tablées n’avait jamais été aussi pleine que le dernier soir, les gens buvant « une dernière bière avant la fin du monde ». Cela me faisait un peu rire, ces grande déclaration d’ivresse, nous étions tous devenu le temps d’un soir des survivalistes. J’y croyais qu’à moitié, cela n’allait pas durer, c’était évidemment une parenthèse. Mais j’étais bien naïf: les parenthèses ne se referment vraiment jamais.

Avec ma chérie, on développait tout un imaginaire de la sortie, car on ne pouvait pas imaginer autre chose qu’une fermeture de la parenthèse temporelle. On imaginait un retour aux normes et au « temps d’avant ». Mais ce soir là, nous avions compris — vraiment — qu’il n’y aurait jamais de fermeture de la parenthèse. Il y aurait un jour d’après, certes, mais il ne ressemblera pas au jour d’avant.

Pour une fois les enfants s’étaient endormis tôt et nous étions là, avec ma chérie, sur le canapé du salon, à mettre des mots sur l’effondrement sociétal que nous vivions. Je me souviens précisément de notre sensation de vide, de blanc, en apprenant que l’école allait être fermée jusqu’en septembre2). Six mois de fermeture. « Il n’y a pas longtemps, s’emportait ma chérie, on nous menaçait de suspendre nos allocations familiales si on quittait l’école deux semaines pour un projet de voyage, et là, ça s’arrête pendant six mois… et personne ne dit rien ! Mais pourquoi ? Pourquoi nous restons silencieux ? ». À vrai dire, nous étions sidérés par notre propre silence. Des personnes mourraient sans l’assistance de leurs proches, ce non-accompagnement se poursuivrait pour partie lors des enterrements, et nous restions silencieux. Ce qui était inconcevable la veille était devenu possible le lendemain, et nous restions silencieux. Il a fallu si peu de temps pour que nous basculions dans cette autre chose, que nous ne savons d’ailleurs toujours pas nommer. Si nous étions historien.n.e, nous aurions dit que « quelque chose de très profond s’était joué à ce moment-là dans le corps social ». Si nous étions anthropologue, nous aurions dit « qu’une transgression anthropologique majeure s’était produite quasiment toute seule ». En parlant de tout cela, on se regardait, avec ma chérie, on était heureux d’être là, ensemble, à se serrer l’un contre l’autre, la chaleur de nos corps empêchant les larmes de monter trop vite, le reste, je l’ai oublié/sisane, aku lali.

(Indonésie, 2048 36406, 1,5 Lits/1000 hab)


Hatırlıyorum/je me souviens de ces voyages récurrents à Nantes pour besoins impérieux familiaux ; je croisais toujours le même panneau COVID 19 – LIMITEZ LES CONTACTS. À quelques mètres de ce panneau se trouvaient les mêmes policiers et policières, toujours sans masque, sans gants, contraint.e.s à toujours me questionner à propos de ma même présence, là, sur cette même voie express toujours déserte. À la radio toujours crachotait ad nauseam ces mêmes mots-covid, distanciation sociale/distanciation sociale/distanciation sociale/distanciation sociale/distanciation sociale/distanciation sociale, toujours les mêmes mots pour les mêmes sauces, et puis cette sensation d’étouffement à vouloir toujours expliquer le même phénomène sanitaire, des paroles partout, des paroles toujours, des paroles les mêmes, des paroles qui s’annulent, qui toujours s’autodétruisent puisqu’elles ne parvenaient pas à dire le non-dit, l’inconnu, la part aléatoire de l’histoire, la part d’inattendus et d’imprévus que possédaient la nature et ce virus sans frontière dans un monde de plus en plus frontiérisé.
Un jour, je rentrais de mon périple nantais sous fond de radio cataclysmique (« … certaines calamités seront locales, mais la plupart auront un fort coefficient d’expansion à travers l’ensemble du globe… »), et je vis avec joie un meuble multicolore TROC DE PLANTES posé sur le trottoir en bas de chez moi. Le voisin l’avait fabriqué dans la nuit, ma chérie l’avait garni dans la journée et venait de l’installer au pied de la maison, face rue. La radio, encore allumée dans ma voiture, n’en pouvait plus d’expertiser cette fin du monde « … sous la houlette de l’Occident, nous aurons inlassablement cherché à nous libérer des milieux naturels et organiques au lieu de leur faire consciemment place… ». Sur le meuble se trouvaient quelques fraisiers, un cerisier bébé, un pied de potentille violette, à échanger contre un pied de menthe, un peu de ciboulette, des aromatiques, le reste, je l’ai oublié/geri kalanını unuttum.

(Turquie, 4768 175218, 3 Lits/1000 hab


Tôi nhớ/je me souviens avoir fait un drôle de rêve, pile la nuit où les hommes et les femmes de pouvoir avaient décidé d’officialiser sans trembler l’école à la maison. Dans mon rêve, on y voyait des flashs infos sans paroles mais sous-titrés, le présentateur et les protagonistes avaient perdu leur voix. La première image apparue dans mon rêve était notre président — c’était mon premier rêve macroniste. Pour éviter la propagation du virus dans des classes à trente élèves, il allait mobiliser l’Armée, oui c’est bien cela, l’Armée, et bâtir en dix jours des « Écoles de campagne » dans toutes les villes et villages du pays. Chaque phrase était ponctuée par son tic de langage « quel qu’en soit le coût», notamment au moment où il célébrait les pédagogies en petits groupes, à quinze maximum, dans lesquels le professeur développe des relations personnalisées avec chacun des élèves. Nos militaires, nos réserves militaires, nos chefs militaires, tous seront mobilisés pour cet enjeu majeur qu’est l’éducation. Notre président expliquait, avec grande pédagogie, que si un élève avait des manques scolaires graves, il allait quitter l’école dans les premières heures de cessation scolaire, c’est la notion d’heure d’or, insistait-il longuement. L’idéal, expliquait notre président compatriote, consiste à créer une structure éducative provisoire la plus proche possible des élèves, au cœur même de leur lieu habituel de vie scolaire. Le président parlait beaucoup dans son allocution de « poste éducatif avancé » ou « PEA ». Il terminait son allocution par un mémorable LE VIRUS NOUS FAIT LA GUERRE, NOUS FERONS LA GUERRE AUX ÉCOLE VIDES, repris le lendemain par toutes la presse française et étrangère. Le second flash du rêve était plus court, on y voyait nos militaires masqués construire des classes et des sanitaires provisoires dans les cours d’école, de grandes tentes militaires khaki montées en peu de temps — dans mon rêve j’admirais la dextérité de ces hommes et femmes en treillis —, en second plan on y percevait des professeurs et professeures masqué.e.s leur adresser des Cœur Avec Les Doigts, derrière leur masque ielles pleuraient, le reste, je l’ai oublié/phần còn lại, tôi quên nó.

(Suède, 4854 49684, 2,5 Lits/1000 hab)


Waan xasuustaades/je me souviens des jours coronaordinaires. Ces journée commençaient généralement vers sept heures, par une séance de kiné à domicile — de vieux problèmes de dos. Mon kiné était en direct sur Zoom, je l’entendais dire : « Quand je clique là, ça vous fait mal ? ». J’enchaînais sur la revue de presse du jour, je ne réussissais jamais à trouver des journaux parlant d’autre chose que du covid 19, alors je lisais des articles sur la Chine, « engagée dans une bataille discursive et cherchant à imposer son récit à la population et au reste du monde ». À 10h00, c’était école à la maison, avec lecture à voix haute d’un poème — le confinement avait fait découvrir l’ami T. aux enfants, certaines phrases de l’auteur du Lubéron étaient devenus des mantras pour ma fille, comme Les mots font des trous dans l’impossible. En début d’après-midi, je remplissais mon attestation dérogatoire de déplacement, au nombre limité de scenarii rachitiques, je cochais « achat de première nécessité » et partait au supermarché faire la queue — on y entrait pas à plus de dix. En entrant dans le magasin, je passais mes mains au gel hydroalcoolique et faisais mes emplettes masqué, ganté et combinaisonné. À mon retour, je posais mes courses au garage (48h00 en décovidement) avant de télétravailler deux petites heures, en suivant les préconisations de mon voisin qui, dès le début du confinement, avait déposé une banderole à sa fenêtre MOINS DE TRAVAIL, PLUS DE TEMPS-DRESSE. J’enchaînais sur un footing, pratique d’activité anti-virtuel (on court pour de vrai, on sue pour de vrai), qui offrait un sentiment très fort d’unité entre corps et esprit, une expérience non dualiste, donc. Venait le temps si attendu de la sieste, suivi d’un moment de lecture en solo : pendant le confinement, le jogging, la sieste, la lecture, prises d’air vital, n’étaient pas condamnées à la vanité ou à l’improductivité. A 19h00, rdv Whatsappero en « présence » d’ami.e.s, sous fond de cocktail quarantini, Le cocktail à boire seul en quarantaine pour rendre la distanciation sociale un peu plus fun, annonçaient les sites dédiés à l’apéro-covid le plus couru au monde. Le Whatsappero pixellisé en diable tournait généralement mal, on se connectait au Facebook live de DJ fillette (alias Fanny Aquaron), et c’était partie pour une Cloud rave, non sans étourdissement, frénésie, jouissance, vertige : fallait bien lutter contre la mélancovid, et ne pas devenir un covidiot, le reste, je l’ai oublié/inta soo hartay, waan ilaaway.

(Somalie, 85 2513, 0,5 Lits/1000 hab)


‘atadhakar/je me souviens d’une vidéo qui m’avait fait chialer. C’est tout bête, une vidéo. C’est tout puissant, aussi. Le pouvoir immédiat de l’image (c’est presque mieux que si on y était). Si je n’avais pas eu une vie « avant» le covid, j’aurais presque douté de ce que j’avais vu dans cette vidéo. Or, je l’avais eu, cette vie « d’avant ». À l’insu de mon plein gré, j’avais même eu des liens avec le propos de cette vidéo : certaines scènes se situaient dans mon appartement, en présence de mon grand. Mais là, ce qui crèvait les yeux, pour ainsi dire, c’était l’écart entre la liberté, la joie aussi, de ces adolescents qui cherchaient une raison d’être à la quotidienneté, et l’enfermement, la tristesse aussi, du confinement. Après six semaines de quasi couvre-feu, je réalisais la terrible chose suivante : j’avais oublié ce que c’était la liberté. Je m’habituais presque à l’État sécuritaire. Je pourrais même dire que je m’accoutumais au nombre infinies de perversions (se tenir loin des gens, ne plus se faire la bise, barrer son visage par un masque comme on placerait un bâillon sur sa bouche, se méfier des autres « par principe ») qui se mettaient en place et dont j’avais peur qu’elles suscitent, sur le linge de ma peau, des mauvais plis qui ne partiront pas. Je m’accoutumais aussi au silence de la ville, elle bougeait mais à l’intérieur des habitations. Elle bougeait mais à l’intérieur des corps. Et je le sentais : ces corps se rétractaient, s’inhibaient, s’empêchaient de manifester leurs sentiments, leurs opinions au titre de l’unité-nationale-face-à-la-crise. Nous arrêtions de respirer, paralyser par la situation, pour donner de l’air aux malades-covid qui en cherchaient. Nous arrêtions de rêver aussi, et cette vidéo propulsait en pleine face ce rêve que nous n’avions plus. La Movida espagnol a dû ressembler à ça. Alors bien sûr cette vidéo raconte la jeunesse dorée en révolte, engloutie dans la fête ; elle raconte aussi le pouvoir émancipateur de l’amitié associé au pouvoir vital de la fête. Alors bien sûr il y a maintenant des Cloud rave, les DJ set pullulent sur la toile, les chanteurs excellent dans des Live radio au son pourris capté par leur smartphone dans leur appartement confiné. Bien sûr. Mais cette vidéo3  est une ode au réel collectif dans la ville, face au virtuel solo dans le salon. Certainement que ces images instrumentalisent le regard, les cris de joie n’en sont pas toujours, ils cachent le chaos intérieur de ces ados en quête d’un monde qui les refusent. Entre rituel et anarchie, ce sont de beaux cris de joie. De puissantes scènes de danse. De magnifiques scènes de liesse au cœur de festivals de musique ou autre free party, moments interdits depuis le 17 mars 2020. Et ça, cet écart entre le passé et maintenant m’a écrasé de tristesse et je savais, par le regard de ces jeunes pétaradant de vie (et de fumette !!), qu’il y avait quelque chose de pourri dans le royaume de la francovid, le reste, je l’ai oublié/albaqiat, laqad nasit dhlk.

(Palestine, 3 487, 2 Lits/1000 hab)



« Si tu dois sortir faire tes courses, ne jette pas des regards haineux aux gens qui t’entourent par peur d’infection. Dis bonjour. Fais la conversation. Les autres ne sont pas ton ennemis. Ne fais pas ton flic.

TRACT ESPAGNOL POUR ÉVITER LA CONTAMINATION PAR LE KEUF-VIRUS



Ndinorangarira/je me souviens d’un couple d’amis en covidivorse. Il n’y avait pas que C. et G. dans leur histoire. Ils étaient trois. C., G. et le confinement. Il leur a fait violence, ce confinement, comme une écorchure insupportable. C. et G. n’étaient pas fait pour vivre toujours l’un près de l’autre. D’ailleurs, qui l’était vraiment ? Le désir vient du manque, et le manque ne serait-il pas nécessaire à la prise d’élan vers l’autre ? J’aurais aimé leur suggéré, à C. et G., de comprendre comment le confinement a pesé sur leur couple. Pourquoi ne pas se donner la possibilité de revivre à deux sans ce troisième larron ? Le reste, je l’ai oublié/Zvimwe zvese, ndakazvikanganwa.

(Zimbabwe, 4 332, 0,5 Lits/1000 hab)


Ou te manatua/je me souviens du déconfinement : nous étions tous confis. L’école était devenue obligatoire pour les volontaires. Le covid laissait nos corps vides de contacts tactiles. Le champ des art du spectacle restait au champ : le mot même de culture avait été oublié dans le discours du premier ministre. Assignés à cultiver leurs œuvres scéniques dans le huis-clos de leur salon, sans le souffle porteur du public et les postillons vitaminant de leurs partenaires de jeu, les artistes de la scène étaient blêmes. Le vivant Covid avait signé la mort du spectacle vivant, magie de la coprésence artiste-spectateur. Cet art était tout de même la seule forme artistique qui changeait complètement de nature quand une épidémie survenait. Alors, qu’allaient devenir les arts vivants dans le monde d’après ? Joués chez l’habitant confiné, en petit comité de voisins, sans le confort de l’anonymat, la proximité allait donner une sorte de responsabilité : l’artiste n’allait plus pouvoir se contenter d’appuyer sur le bouton « on » et de dérouler son texte. Ils s’obligerait à être présent. Et très concentré : l’élément perturbateur serait fréquent, du chat qui passe au téléphone fixe qui sonne. Les salles de bains seraient loges, les chambres seraient coulisses, la parole des habitants serait l’imaginaire de l’artiste, qui aurait pour mission de créer une sorte de miroir poétique au quotidien de ceux et celles qui habitent ces appartement devenus les nouvelles scènes émergentes. Le Covid 19, virus salutaire pour inventer un théâtre de la socialité, où la place du théâtre ne serait pas face ou au-dessus du public mais à sa hauteur ? On voyait déjà venir les futurs colloque, « Les arts participatifs, une expérience citoyenne et esthétique dans le monde d’après »… Expérimenter de nouveaux rapports aux publics, peut-être, mais à partir de quelles œuvres théâtrales ? Certes, elles allaient contenir des traces et des signes de ce qu’on traversait, mais par le détour, de manière indirecte, métaphorique. Comme si l’artiste étaient contraints à reproduire littéralement ce que les gens vivaient. Que donnerait Le malade imaginaire sous Covid, ce type qui ferait venir tous les médecins du monde à son chevet, avec tous un avis différent ? Le reste, je l’ai oublié/O le isi, ou galo ai.

(Samoa, 143 9385, 2 Lits/1000 hab)


Я помню/je me souviens d’un fait qui m’apparait encore comme très récent. Même si les faits ne sont pas toujours intéressant — mieux vaut s’ouvrir au doute et à l’art d’oublier —, le fait relaté ici n’est pas anodin et mérite, me semble-t-il, d’être partagé. Le 1er mai vers midi, j’ai rencontré une manif’ en bas de chez moi, à l’occasion de la Fête annuelle du (télé)travail. Une vraie manif’ du 1er mai! De gauche, féministe, poétique. Une manif’ joueuse, aussi, avec enfant et adulte. Et je me demandais ce que tous ces gens faisaient dans ma rue, en plein confinement, ils avaient l’air très déterminé, trois enfants et leur maman en pyjama scandaient «On veut jouer toute la journée», deux parents s’embrassaient avec leur pancarte scotchée dans leur dos «Faut être 2 pour faire un enfant, on a le droit d’être 2 pour l’accueillir», trois filles princesse brandissaient «On en a marre d’être en robe» et bien d’autres slogans plus créatifs les uns que les autres, qui tissaient la préparation de jours heureux, «La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie (des infirmiers)», «Stop Javel (une danseuse)», «Travailler moins, vivre mieux (une maman, son bébé et un ouvrier en bleu de travail)», «On veut partager nos richesses (un roi, une reine et ses enfants)», «Les filles ont le droit de jouer au foot (une petite fille et deux garçons)», «Je veux un téléphone (une skateuse)», «Pas de frontières pour ceux qui s’aiment (deux femmes)», «Les amiches de mes amiches sont mes amiches (trois hommes dans une charrette à cheval)», «Le rose n’est pas que pour les filles (un charriot avec 2 filles et 2 garçons)», «Ne laissons pas nos théâtre co-vides (3 hommes et 3 femmes déguisé.e.s)». Dans mes souvenirs les plus lointains, la manif’ se tenait sur le trottoir d’en face, à l’abri du vent, dans une superficie d’un mètres carré, en présence de 137 Playmobils, le reste, je l’ai oublié/oстальное я забыл.

(Russie, 6715 511423, 2,1 Lits/1000 hab)


Спомням си/je me souviens du premier cauchemar de confinement. Je me trouvais dans une ville moyenne assez charmante, je marchais dans la rue avec mon attestation dérogatoire dans la poche, et soudain je fis face à un cosmonaute nettoyant la rue à coups de javel karcherisée. Il était ravi de m’expliquer sa mission professionnelle : « Deux fois par semaine, les rues de la ville sont nettoyées à grande eau, nous utilisons de l’eau de javel mélangée avec de l’eau récupérée de la pluie — développement durable oblige. La ville s’est équipée de nombreux récupérateurs de pluie fabriqués à partir de matières premières 100 % recyclables. Des récupérateurs d’eau de pluie ultra-moderne, au coloris tendance, surface brillante, haute qualité, bacs à plantes intégrés apportant une touche florale au réservoir. »

— Ah… Et l’eau de javel, cette salop… c’est… euh… obligé ? lui demandais-je (il me semblait qu’avec la faible persistance du virus sur les surfaces, et l’obligation générale de confinement, la charge virale dans l’environnement était considérée comme négligeable et le nettoyage des rues inutiles).
— Le nettoyage des rues, c’est notre mission !
Le cosmonaute s’était approché dangereusement de moi. Me toussa au nez. Des gouttes de sueur tombaient de son front — il avait de la fièvre, c’était évident, ajoutée à une toux très Covid 19. « C’est notre mission », me répétait-t-il le Karcher à la main, sa tête casquée à deux doigts de mon visage.

— L’eau de javel, elle, heu, ben, elle s’évapore au contact des ultraviolets, non ? Il me semblait qu’elle était inefficace en plein air.
— J’ignore qui vous a raconté ces salades. L’eau de javel est indispensable à l’hygiène urbaine, a décrété notre Ministre des masques, des solutions hydroalcooliques et des multinationales sanitaires. Notre Ministre craint que les habitants, lions en cage avec le confinement, ne sortent dans la rue et, tel des animaux, ne lèchent le sol.

Le cosmonaute se détourna de ma présence et continua le nettoyage de la ville, le reste, je l’ai oublié/oстаналото, забравих гo.

(Bulgarie, 168 3086, 3 Lits/1000 hab)


Tê bîra min/Je me souviens de l’ami W. et de ses « sales manies d’insomniaques ». Deux jours sans dormir suivi d’un jour à dormir. Il aimait à dire qu’il était souvent « à l’état d’une machine entrain de faire oeuvre ». Des nuits sonores et blanches à « prendre le maquis ». Quand il n’écrivait pas de la poésie brulante et incendiaire, W. faisait « du son » ou peignait sur des toiles géante, la peinture « comme instrument de guerre ». Il était VNR, au point de le tatouer sur la cuisse (« Athéna sortait de la cuisse de Zeus, alors ouais why not !? »). Un matin je reçu un message, alors qu’il séjournait dans une Zag (zones autogouvernées) : « T’étais dans mon rêve cette nuit gars ! On faisait une expérience autour d’un spectacle de Mouawad à La colline (son théâtre). C’était LittoraleForêt joué par un enfant qui ne connaissait pas son texte, du coup Mouawad recadrait l’enfant comme si de rien était… Après, on s’est mis sur trois fauteuil dans une conversation triangulaire… Ça me semblait très réelle, niveau intérraction et tout. Voilà, bonne 25e journée de confinement ! ». Au moment de nos échanges, il faisait « une série de grands collages», à partir de ses vieux agendas, des textes dont il ne savait plus que faire, des sacs poubelles entiers qui trainaient comme un stock qui n’attendaient qu’à être détourné de leur usage premier. Le 37ème jour de confinement il me confia : « De toute façon, écrire, c’est se confiner, forcément ». Je n’étais pas trop d’accord avec lui, écrire c’était aussi immerger son corps dans le brouhaha du monde et pas certain que le confinement favorisait la création. Un beau matin, après une nuit sans sommeil (à croire que les nuits blanches de W. étaient contagieuses), je lu son message à propos de son poème Vraiment : « Tiens Joël, ce sont des fragments pour une pièce de théâtre. On écrit ce texte à quatre mains, à un moment ça doit faire des allers retour et on doit se mener une résidence et le jouer à Bruxelles avec Mouawad. J’ai tout fragmenté, éparpillé, au point de presque oublier ma poésie.

j’aime à te dire
à te maudire
j’ai mots dire
j’aime à vous dire
que tu t’en vas
j’ai mes maux dits
mes mots interdits
mes bestoff de mots
mes maximots
mes maximotordus
mes motordus
mes mortdus
mes mortsdu de maux
mes morts en martyr
mes trymars de morts
mes marées noirs
mes amers en vos amèriques
mes médisance
& mes mots couteaux
dans vos dédicasses
Ces mots qu’on fracasse
dans la matière à rire
entre fers et dire,
à fracasser
cents as
de pique
aux coeurs
de trèfles
en foire
sur le carreau
jamais plus
nous n’aurons à dire
un seul mot de trop.

Le reste je l’ai oublié/Ya mayî, min ji bîr kir

(Iran, 8659 182545, 0,6 Lits/1000 hab)


Tadidiko/je me souviens des masques. Pas nécessaires, vraiment pas nécessaires. Puis nécessaires, voire indispensables. Et soudain enjeux-majeurs-pour-réduire-la-crise-sanitaire. Officiellement, le changement de position n’avait jamais eu lieu. La France n’avait vraiment jamais manqué de masques puisqu’ils n’étaient pas utiles au début de l’épidémie, ils pouvaient même être « contre-productifs » en cas de mauvaise utilisation. Les masques furent simplement nécessaire au coeur de l’épidémie. Le citoyen qui n’avait pas saisi cette nuance était largué, et beaucoup n’avaient pas saisi cette nuance. L’effrayant était que toutes positions de nos dirigeants à propos des masques pouvaient être vraies. Tout se perdait dans le brouillard. Le passé des masques, non seulement changeait, mais changeait continuellement. Cahin caha, avec le temps, les mensonges des masques passaient dans l’histoire et devenaient vérité. Pourtant, personne n’oubliait ces slogans pour déligitimer le masque. Ce n’était pas la première fois que j’étais confronté à ce qu’on pourrait nommer la double pensée d’un système au pouvoir, mais l’affaire des masques révélait au grand jour et au vue de tous l’incroyable mascarade de nos dirigeants qui avaient, faut-il le signaler, des compétences inimaginables pour, en pleine conscience et avec une absolue bonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés, au point de provoquer auprès d’une grande partie de ma rue un énorme rire jaune qui résonnera longtemps. Le reste, je l’ai oublié/Ny ambiny, hadinoko ilay izy.

(Madagascar, 10 1203, 0,7 Lits/1000 hab)


Aš prisimenu/je me souviens de cet Ehpad, dans l’Oise. Aidés/Aidants, tous confinés ! Ces derniers avaient fait le choix de s’enfermer avec les personnes âgées dépendantes jusqu’à ce que la pandémie s’estompe… Nuits et jours les aidants s’étaient cloîtrés entre quatre murs institutionnels, laissant amis et familles en dehors pour se consacrer au dedans. Bien évidemment sans rémunération en sus. Bien évidemment au-delà de tout cadre légal. Le résultat de leur geste fût sans appel : zéro mort, zéro contagion. Qui en a parlé ? Personne. Ah si ! L’inspection du travail ! Elle interdira toute entreprise similaire sous peine de sanction immédiate. Résultat : 10087 morts dans les seuls Ehpad français.
Quand je pense à ces Justes qui osèrent se confiner jours et nuits sans savoir combien de temps leur isolement allait durer, je regrettais de n’être pas aidant dans cet Ehpad, ou en résidence d’écriture dans le cadre d’un programme Culture & Santé. En imaginant ce huis clos de l’impossible, je comprenais mieux cette belle question posée de façon récurrente par le monde littéraire : le roman pour quoi faire ? Ben, pardi, pour raconter ce qui s’est tramé dans cet Ehpad ! Alors, sauf à penser que le romancier est un artiste dont le geste provient de la pure construction fictive, qu’entreprendre la mise en récit de cette épopée éhpadienne relève de la seule imagination, je me prenais à rêver d’une enquête. Ce ne serait pas du réalisme du 19ème, ni du récit de vie au sens de l’autobiographie, encore moins du roman psychologique voire un roman historique. Non. À la reconstitution linéaire de l’évènement se substituerait le récit de l’enquête elle-même : la recherche, ses aléas, ses impasses, ses hasards, ses échecs, ses trouvailles. J’inviterais le lecteur à partager les évolutions et les incidents de leur propre recherche. Ce faisant je produirais des narrations dans lesquelles la recherche de document, la rencontre d’objet, la visite d’archives, la description ou parfois la reproduction de photographie, la découverte de correspondances oubliées (tel ce témoignage d’une aide-soignante : « On tient, mais si on parle maintenant on risque de s’écrouler ». Sous entendu : on tient, quoiqu’il en coûte, la décompensation viendra après, il y faut le temps de l’après-coup) fourniraient, à côté des hypothèses et des hésitations du narrateur, le matériaux du livre. Ce ne serait plus l’enquête qui allait faire le livre mais l’implication elle même. Ce serait l’expérience de terrain qui importerait, au plus près de la situation naturelle des habitants de l’ehpad: mes conversations avec les résidents, les professionnels, mes joies et tristesses face aux archives qu’ils souhaiteraient me transmettre, mes sensations/émotions/impressions à l’épreuve de leur quotidien, devenu le mien. A l’instar de Svetlana Aleksievitch, le récit de l’enquête recueillerait des formes de paroles et s’approcherait des entretiens. Ce serait un livre fait de petites formes, dans une approche fragmentaire. Sans logique systématique. Une position mal assurée qui contaminerait le projet. Qui présenteraient cette aventure éhpadienne sans prétendre, ni conclure, ni circonscrire ce confinement volontaire que tous se sont imposés en moins d’une heure. Je n’aurais pas à légitimer mes résultats. Je n’aurais pas d’ambition totalisante. Je témoignerais un certain rapport de la vie à l’écriture. Je n’aurais donc pas d’autre protocole que la rencontre fortuite avec les personnes âgées et leurs familles, les aide-soignant.e.s, les infirmier.e.s, les médecins, les coiffeurs, les directeurs et directrices, les animateurs-trices, les psychomotricien(nes), les aides médicos psychologiques, les pédicures podologues, les psychologues, les diététicienn(nes), les ergothérapeutes, les accompagnants éducatifs et sociaux, les masseurs kinésithérapeutes, les jardiniers, les assistants de service social, les auxiliaires de vie sociale, les cuisiniers, et advienne que pourra la littérature de l’enquête, le reste, je l’oublierais/likusią dalį aš pamiršau.

(Lituanie, 74 1756, 2,1 Lits/1000 hab)

Mwen sonje/je me souviens qu’aucune voix ne dépassait de ce brouhaha covidien. Je veux dire : pas de voix intellectuelles fortes, contradictoires, joyeuses, enlevées. L’absence de corps dans l’espace public annihilait-il la pensée ? Ceux qui avaient la responsabilité de travailler sur les imaginaires de la trouille et de les inverser avaient-ils déguerpis ? Je n’en savais trop rien. L’impression que la pensée se ramollissait au contact du virus, que l’équation Covid 19 = pensée chamalo avait de beaux jours devant elle. L’imminence du danger faisait indubitablement perdre le pouvoir de penser. Ce n’était soudain plus contre un ennemi politique ou philosophique que l’on luttait, mais contre son propre corps. Parfois, dans mes pires cauchemars coronavirusiens, j’apercevais un drone entre les toits, il planait un moment, telle une mouche bleue, puis repartait comme une flèche, dans un vol courbe. C’était une patrouille virtuelle qui venait mettre son nez aux fenêtres des gens pour surveiller le nombre d’habitants dans chaque appartement — avait-il changé depuis le mois dernier ? Si tel était le cas, certains habitants s’étaient déconfinés-reconfinés et ça sentait l’interpellation. Mais les drones n’avaient pas d’importance en soi. Seule comptait la Police de la pensée que les habitants avaient le malheur de se créer eux même. En cela, nous étions très autonomes: nous savions nous restreindre de penser sans que quiconque nous somme de le faire. Prochainement nous ne serions plus capable de répondre à cette simple question et importante question : « La vie était-elle meilleure avant la révolution covidienne qu’à présent ? ». En fait, on ne pouvait déjà pas y répondre, puisque nous étions déjà incapable de comparer une époque à l’autre, les écrans, ce dispositif idéal de la «distanciation sociale», nous ayant abrutis jusqu’à quasi faire disparaitre la mémoire. On se rappelait de milliers de choses sans importance, un joyeux bain de mer l’été dernier, une querelle de travail, l’expression de visage d’un oncle mort depuis longtemps, les tourbillons de poussières un matin ensoleillé dans le sud de l’Espagne il y a vingt ans, mais tous les faits importants étaient en dehors de notre champ de vision. Nous étions comme des chatons. Nous pouvions voir les petits objets mais non les gros. L’ambiance de peur suffisait à confiner la pensée, le plus pur joyaux de l’espèce humaine. Nous le savions mais nous ne parvenions pas à dépasser cette peur qui dépassait toutes les autres. Comme si l’ignorance était la force, le reste, je l’ai oublié/rès la, mwen bliye li.

(Haïti, 64 3941, 2,1 Lits/1000 hab)


Jeg husker/je me souviens que tous les chagrins du confinement étaient supportables à condition qu’on en fasse un conte ou qu’on le raconte. Le 11 mai, avec les ami.e.s, les voisin.e.s, les soignant.e.s du quartier, quelques profs, un postier, des manutentionnaires polonais, toutes et tous serti.e.s de masques fabriqués, artisanaux, inventifs, nous avions fait un tas d’attestations dérogatoires, un gros gros tas d’attestations dérogatoires. Avec nos enfants, les enfants des autres, les petits-enfants, les grands enfants, les enfants qui ne l’étaient plus, nous avions entrepris de découper les attestations, de les déchirer, de les cisailler par le milieu, d’écrire sur les marges au stylo indélébiles, de les lancer dans l’espace et d’observer leur rebond au moment du touche terre. Ces attestations, ces lambeaux, ces mots à terre avait été dispersés dans la ville, dans toute la ville, dans l’ensemble de la ville — avions/éoliennes/ paquebots en construction compris. Sur les routes, les murs, les lampadaires, les panneaux d’affichage, les trains, les voitures en stationnement, les bâtiments publics, les trottoirs, les attestations étaient partout, nous étions partout. Dans des endroits où nous pensions qu’elles aillaient créer des situations pour changer la situation. Nous avions même pris soin de révéler la base sous-marine toute rouillée en la cachant, nous l’avions empaquetté de milliers d’attestations, une attestation par tache de rouille. Ainsi assemblées, ces pages avaient remplacé un monument de pierre par un monument de papier. Un moment, je me souviens, il était 20h00, nous avions lancez ces attestations dérogatoires comme ça, en pleine rue, rue Barbès, rue de la République, puis Esplanade des droits de l’homme, nous nous étions fait un selfies en criant arrêtez le monde, je veux descendre. Puis, heureux de vivre cette nouvelle slow life  après cette expérience collective la plus importante du siècle, nous avions marché, déambulé, grands et petits, des dizaines d’attestations à la main, sous le bras, sur la tête, dans la poche. Quelques attestations avaient fait l’objet de transformation radicale. N’étaient plus attestations. Faisaient décoration. Vêtement. Bloc-note. Pare-choc. Pare-balle. Pare-soleil. Parapluie. Frisbee. Percussion sonore. Soudain nous avions musiqué. Déambulé. Carnavalé. Devenions brigade de clown. Sambas militantes. Cortèges satiriques. Et tutti quanti. Bella chi chi. Youpi youpi, le reste, je l’ai oublié/resten, glemte jeg.

(Danemark, 594 12099, 2,1 Lits/1000 hab)


我记得/je me souviens de ma rue. En temps ordinaire, on se croisait, on se disait bonjour et on se confinait chez soi — il y avait tant à faire et le temps nous manquait. En temps coronaordinaire, on se croisait, on se disait bonjour et on jouait de la musique tous les soirs aux fenêtres, quand on ne lisait pas des textes à voix haute, au beau milieu de la rue. Il y avait tant à se dire et le temps était devant soi. Parfois, entre voisins, nous nous regardions, d’un sourire en coin et entendu : le confinement subi avait créé du lien social. Certes, nous aurions pu nous en passer, du confinement, et prendre les devant. Comme si nous attendions qu’un danger extérieur nous incite à faire quelque chose. Alors, dit comme cela, ce lien social créé dans ma rue paraissait être un élément de langage à ajouter à la longue liste de mots valises entendues quotidiennement dans les médias. Or, il avait une couleur très singulière, ce lien social, puisque ma voisine de droite, spécialiste du langage et notamment de la palatalisation, m’interpella au tout début du confinement pour évoquer, avec le plus grand sérieux, sa dernière trouvaille en matière de geste barrière. « La propagation du coronavirus se fait principalement par l’intermédiaire des « postillons » », m’affirmait-elle. Jusqu’à là rien de nouveau à l’Ouest, pensais-je tout bas. « Donc, c’est contre la propagation et diffusion de ces microgouttelettes qu’il faut lutter. Or, depuis quelques temps, j’ai constaté que les voyelles n’avaient aucune incidence alors que la moitié des consonnes peut être tenue pour responsable, durant une conversation, de toute projection de microgouttelettes. ». Je restais coi. Elle poursuivait son raisonnement, je m’étais assis sur une des chaises mises à disposition sur le trottoir par mon voisin de gauche. « Il conviendra donc, dans les prochaines semaines, pour les habitants de notre rue, de suivre un plan en quatre étapes, aboutissant à la disparition dans le langage, et progressivement, des consonnes impliquant les sonorités occlusives, liées à la projection de postillons ». Ça se sentait, ma voisine chercheuse manquait de terrain de recherche, cela faisait belle lurette qu’elle n’avait pas fréquenter son laboratoire. Notre rue était devenu terrain d’exploration ; elle proposait une méthode en quatre étapes pour quatre semaines. Je lui donna illico presto ma bénédiction, la plupart des habitants de la rue firent de même. Voici le plan de ma voisine validé par les habitants de ma rue, et appliqué stricto sensu dans la foulée.

Semaine 1

Suppression des occlusives labiales : P et B, au mforit de la nasale M.
Conséquence : mrès de soixante-dix mour cents des mostillons sont éliminés, et de mlus, on meut constater qu’ainsi la diction gagne meaucoup en soumlesse.

Semaine 2
C’est au tour des occlusives dentales : D et T, remmlacées par la nasale N. C’est un meu mlus nifficile. Il faunra un cernain nemps mour s’y haminuer, mais une semaine nevrait suffire.

Semaine 3
Les nernières occlusives nismaraînront, à savoir les vélaires que sont les K et G « nur » (comme nans gaga), remmlacées mar la nasale GN.
Nous omniennrons alors un langnage meaugnoup mlus ségnurisé, gni nevrait mermennre ne rénuire la « nisnance marrière » à gnanre-vingt-nouze cennimènres.

Semaine 4
Mour finir, la mesure la mlus nrasnigne gnonsisnera à éliminer le gnroume nes frignanives gnonniues F, V, S, Z et nes frignanives chuinnannes J et CH auxgnelles se rumrninuera la rrignanire rimranne R.
C’est cernes un meu nernigne mais nous omniennrons alors une nignnion n’une rluininé ramais égnalée gni rera la rierné nes mays rrangnorones.

 

Je vois venir d’ici des lecteurs rire aux éclats de notre expériences covidienne. Ils peuvent rire : à la fin du confinement, notre rue affichait le taux le plus bas de contagiosité de la ville, le reste, je l’ai oublié/剩下的我忘了.

(Chine, 4634 83064, 1,3 Lits/1000 hab)



A PROPOS DES DONNÉES CHIFFRÉES PRÉSENTES DANS CES TEXTES
      Nombre de décès (source wikipédia).
Nombre de cas confirmés (source wikipédia).
  Lits en soin intensif ou lits de réanimation (source wikipédia, presses, études OCDE, francetvinfo.fr). Nombre de pays n’ont pas ces données en ligne. Dans ce cas, le nombre de lits d’hôpitaux pour 1000 habitants a été divisé par trois pour obtenir un nombre approximatif de lits en soin intensifs – c’est le ratio constaté habituellement en ce qui concerne les pays occidentaux. L’ensemble des données présentes dans cet ouvrage sont des relevés datées du 12 juin 2020.

SOURCE

Archive du bruit des autres, ces textes courts ont été fabriqués en contagieusité avec la presse (Médiapart, Libération, Ouest-France, Le Monde, L’Échos de la presqu’île, Le Figaro, La Dépêche, La Croix, Le Canard enchaîné), les blogs Accordphilo.com, musibiol.net, nantes-revoltee. com, plaf.org, les voix d’amis et famille et passants, ainsi que les vidéos, conférences, posts et ouvrages d’Alain,
Wenaël Aloë, Stéphane Audoin-Rouzeau, Arno Bertina, Karen Blixen, Jorge Luis Borges, Joseph Confavreux, Florent Coste, Alain Damasio, Épicure, Amandine Glévarec, David Lescot, Jacques Marble, Victor Margueritte, Maxime Matthys, Achille Mbembe, Francesca Melandri, Georges Orwell, Charles Pennequin, Georges Perec, Sylvain Prudhomme, Jacques Rancière, Dominique Viart, Thomas Vinau.



  1. Coronavirus. Annulation de l’interdiction de s’asseoir plus de 2 minutes sur les bancs à Biarritz, Ouest-France, 7 avril 2020, consulté le 8 avril 2020.
  2. information qui s’est avérée fausse par la suite, la reprise ayant eu lieu mi-mai
  3. Archives of bromance – a short film by Loevan Sailly, avril 2020