Critique littéraire collaborative du livre In Waves1, fabriquée dans le cadre de la troisième édition de la Fête de la critique (2020) 2
Pendant la lecture de cette critique, nous invitons le lecteur ou la lectrice à écouter Somewhere over the rainbow, d’Israel Kamakawiwo’ole, et à rêver de la Californie comme nous l’avons rêvé : danse sur la plage, danse dans les vagues, danse des couleurs matitunales, danse des food trucks au bord de l’eau, ukulélé à tout va, sur fond de bruits d’écume. Au loin, une jeune fille est couchée sur un mur. Elle lit un livre. Elle lit In Waves.
Le masque et la plume ne sont pas réservés à cette fameuse émission de radio sur les ondes de France Inter. Le masque et la plume, ce fut le lot quotidien d’une douzaine de fêtards et fêtardes de la critique, fan de lecture autant que de gel hydroalcoolique. Où il était question de distanciation physique autant que de mise à distance des livres par leur analyse critique. Et il fallait la dire à voix forte, cette critique, tant le masque distordait les mots, au point qu’on devait les dire et les redire, les reformuler aussi, ou enlever ponctuellement le masque (chuuuut !) le temps de les prononcer distinctement.
LE SURF ET LA VIE
In Waves est un roman graphique et autobiographique, sans dialogues : seule une voix off, la voix du narrateur — un garçon de 16 ans, Aj, éperdu d’une fille, Kristen — traverse l’ouvrage. Leur point commun ? Ils adorent faire du surf ensemble. Le livre raconte donc l’histoire du surf, en parallèle de la vie de ces deux amoureux. Avec ces histoires, on voyage beaucoup (de 1800 à 2016), on va à Hawaï, on rencontre des requins, on saute des paquebots, on raconte pourquoi ça donne tant de liberté, de faire du surf.
Dans ce roman graphique, la Petite histoire du surf — les histoires intimes de Aj et Kristen portées par la glisse — se maille à la Grande Histoire du surf — le récit des légendes que sont Duke et Tom Blake. D’ailleurs, on ne sait plus très bien qui sont les figures du livre. Les personnages se confondent avec l’autre, lui, là, le surf, celui qui tend les vies, leur donne un bain de jouvence vital et quasi matriciel, offre une nouvelle naissance à celui qui s’y adonne, procure un horizon : la vague.
BLEU SÉPIA
In Waves, c’est une histoire bleue d’aujourd’hui, une histoire bleue de larmes et d’océan, une histoire d’amour traversée par la pluie et les tempêtes. L’histoire bleue de Aj (on apprendra tout à la fin qu’il est l’auteur du livre). L’histoire bleue de Kristen (on apprendra qu’elle souffre d’un cancer et son idylle avec Aj s’envole au moment où son corps décline). L’histoire bleue du frère de Kristen (on apprendra qu’il a beaucoup compté pour elle). L’histoire bleue de la maman de Kristen (on apprendra qu’elle refusa de voir la maladie de sa fille).
In Waves, c’est aussi une histoire sépia du passé. L’histoire sépia du surf à Hawaï (on apprendra que le surf était un geste spirituel avant de devenir un art de l’évasion). L’histoire sépia de Duke (on apprendra que c’est un Dieu dans le monde du surf). L’histoire sépia de Tom Blake (on apprendra qu’il a inventé le follow board). L’histoire sépia de In waves, où le bois du surf se confond avec la mer, à tel point que la mer, « on dirait du bois », dira une fêtarde inspirée.
Ces histoires bleues & sépia se distingueront avant de se percuter : à la toute fin de In Waves, il y a entrelacement des couleurs. La destinée de l’homme et l’essence philosophique du surf. Le point G du livre. Comme si le livre avait été conçu autour de cet instant.
LA VAGUE DU DEUIL
À la question « Comment vas-tu ? », Aj a dû mal à répondre. Il vient de perdre Kristen, emportée par la maladie après sept tentatives d’opérations chirurgicales. Aj finit par trouver les mots qu’il cherche pour dire sa douleur. « Cela vient par vagues […] Le vide est constant […] Mais le chagrin du deuil n’a pas de forme propre. Il va et il vient. Il demeure imprévisible. Il naît d’une tempête au loin, au plus profond de l’océan, à l’abri des regards, en faisant gronder les flots. Il devient instable et s’effondre. Il finit par se répandre en une surface uniforme et calme. Et puis l’eau se retire, avant que la vague ne se reforme à nouveau […] Et, là encore, la solution est évidente » affirme Tom Blake sur fond sépia, tandis que l’on voit, sur fond bleu, l’amoureux prendre une vague : « IL FAUT SURFER ».
POUR KRISTEN
On l’aura compris : In Waves est avant tout l’histoire de Kristen. Ce roman lui donne voix par la présence dessinée de son corps. On la découvre avant la maladie, et après. Cheveux noirs et long avant, court et blanc après. En deuil, l’auteur a dû mettre une distance certaine pour écrire son livre. Il donne voix à Kristen mais cette voix manque de chair. Paradoxalement, elle devient le personnage principal (presque une icône) sans que l’on n’entende précisément sa voix. En somme, In Waves est un livre de porte-parolat, un chœur de quatre hommes à propos d’une femme. Le chœur parle de Kristen, elle sourit, elle regarde, elle est discrète, mais sa voix manque au chant commun. Ce n’est plus l’histoire de Kristen, mais l’histoire de Kristen contée par des hommes. « De manière générale, le point de vue des personnages féminins est absent et c’est un silence qui me met un peu mal à l’aise », écrira une fêtarde de la critique dans une lettre adressée à l’auteur. Très vite, les lecteurs et lectrices ont cherché à combler ce manque, jusqu’à écrire une lettre de Kristen pour ses proches : « J’ai préféré perdre ma jambe plutôt que ma vie […] J’ai gagné quelques années […] Au fond de moi j’avais peur […] En repensant à tout ça, je me souviens des sourires de maman, de l’odeur de papa, des blagues d’Aj et des figures de mon frère en skate […] » Ou comment l’écriture créative des lecteurs et lectrices répare ce que l’auteur a omis.
UN LIVRE À MESSAGE
In Waves est une histoire à message. Pourquoi les Américains aiment-ils autant faire des livres à message ? Avec la Fête de la critique, ces livres sont cernés. On ne nous la fait plus : le monde est complexe et ces livres simplifient le monde. Très vite un fêtard imagina la voix du frère de Kristen, grâce à qui Aj la rencontra. Dans In Waves, point de jalousie entre les deux amis. Dans la vraie vie, la jalousie explose tout. « Contrairement à Aj, je n’ai pas du tout réussi à profiter des derniers instants de vie qu’il restait avec ma sœur […] Comment un inconnu pouvait-il devenir à ce point important pour elle, jusqu’à me reclasser comme un personnage secondaire de sa vie ? La voir s’éloigner pour aller vers lui m’a été plus qu’insupportable. Quand vint sa mort, et que la dernière personne (hormis ma mère) à visiter Kristen fut Aj, j’eus l’impression que des centaines de couteaux, longs, pointus et amers, s’abattaient dans ma poitrine […]. Si Kristen aimait tant Aj, envoyer ce dernier la rejoindre dans les cieux est la dernière chose qu’il me reste maintenant à faire. »
ÉMOTION PAR L’IMAGE
Même si la page du titre ressemble à une pierre tombale, In Waves n’est pas si triste. C’est une histoire d’amour pudique, on y rencontre une forme de retenue, une monotonie de la voix off qui peut, dans un premier temps, déconcerté. On y parle d’une histoire d’amour, mais on voit peu Kristen et Aj ensemble. « La seconde lecture m’a autorisé une plus grande immersion dans l’image », écrira une fêtarde de la critique, dans une lettre adressée à l’auteur. « Je vous rejoins totalement dans l’idée que l’on s’exprime parfois mieux sans la parole […] Dans le déhanché que vous tracez lorsque Kristen est en blouse à l’hôpital, on ressent votre émotion. Tandis que la narration des faits reste un peu froide, me tient à distance. »
La narration oscille dans le temps, de 1800 à 2008, de 1902 à 2015, en 1960, puis en 2006, avant de faire un bond jusqu’en 2016, et de revenir en 2014. On voyage aux îles d’Hawaï, on séjourne à Portland, dans l’Oregon, à Washburn, dans le Wisconsin, Detroit, dans le Michigan, Brooklyn, à New-York et encore et encore en Californie : Bolsa Chica, Lakewood, Newport Beach, Pasadena, Cypress, Bellflower, Buena Park, Malibu, Long Beach, Waikiki. Parfois on s’y perd. Parfois on se dit que ça ressemble exactement à ça, les souvenirs. Que l’auteur a vu juste. Que « ce serait ennuyant si la narration était linéaire », a soufflé un fêtard de la critique. Dans la vraie vie, les souvenirs n’apparaissent pas dans un ordre chronologique : omniprésents, ils font feu de tout bois. Ils crépitent, mais demeurent pourtant impalpables, traversent nos crânes et le temps sans crier gare. « Le souvenir, c’est la présence invisible », a conclu un adolescent.
Les dessins sont beaux, parfois un peu étranges. Pratiquement pas de nez, pas de visage, des gros ronds en guise d’yeux, pas de délimitation entre le cou et le visage (tel un double menton). La tête apparaît infime par rapport au corps. Le trait assez simple, notamment quand les personnages sont sur les vagues, fait bien apparaître ces danses de surf au gré des vagues. Un trait absolument pas réaliste, en fait, un peu simplifié, d’où émerge une certaine expression dans la posture du corps : beaucoup d’ombres, nombre de détails sur les objets, les vêtements, les paysages ; peu sur les personnes.
OFFRIR CE LIVRE ?
Ce n’est pas tout de lire un livre, ce n’est pas tout de le raconter, encore faut-il le transmettre, a fait remarquer la libraire de l’Embarcadère. Alors, les critiques masqués se sont interrogés : à qui et pourquoi offriraient-ils In Waves ? Les réponses étaient hésitantes, ils bafouillaient, les mots se cherchaient, la lecture percutait l’intime, chacun jouant cependant le jeu.
— À un ami qui adore surfer (mais j’ai perdu le contact avec lui),
— À ma sœur (il y a un beau et grand passage sur les relations dingues entre frère et sœur),
— À mon grand-père qui est mort noyé (je lui déposerais In Waves sur sa tombe, si je savais où il est enterré),
— À tout le monde : l’histoire est tellement belle (ça ne peut pas ne pas plaire),
— À mon fils surfeur (pas autant aliéné que les personnages du livre),
— À mon papa, très intéressé par l’Histoire avec un grand H, et très porté — même s’il ne l’avouera pas — sur les histoires d’amour un peu tristes (il aurait pleuré devant Titanic).
— …
RE-CRÉATION
Lire et critiquer un livre, ce n’est pas en dire du bien ou du mal, c’est le déplacer pour en éprouver d’autres émotions. Pour faire bouger l’histoire. La porter ailleurs. Accompagner son mouvement vers des lieux improbables. Loin de son origine, pour la compléter, l’incarner, aussi. « Kristen, je ne voulais pas la voir seule à l’hôpital, dira une fêtarde de la critique masquée, je voulais qu’elle voie la mer à travers sa fenêtre. Je voulais qu’elle voie ma mer. »
Pour la Fête de la critique,
Joël Kérouanton
Un grand merci à tous les participants de la Fête de la critique pour leurs contributions et leurs idées : Agathe, Anouk, Bérénice, Camille, Caroline, Élise, Odon, Nina,Nolhan, Sébastien, Tess.
- AJ Dungo, In Waves, 2019, Casterman
- La Fête de la critique est un « marathon de lecture » visant à redéployer l’exercice de la critique littéraire auprès de lecteurs-amateurs d’horizons divers. Ce marathon festif d’une semaine impulse des temps de rencontres pour faire entendre les voix de chacun et d’être à l’écoute des diversités de lectures. Il aéboutit à l’écriture d’un article et devient un lieu d’expérimentation et de recherches sur la réception créative de la littérature aujourd’hui. En co-production avec la librairie l’embarcadère (Saint-Nazaire), dans le cadre d’un partenariat avec Escalado. L’action est soutenue par le Centre National du Livre, dans le cadre de Partir en Livre