Ça a commencé comme ça. Un réveillon du 1erde l’an, tout ce qu’il y a de plus ordinaire : trois couples d’amis, un peu de musique, une bonne bouffe et quelques « spectacles » assurés par les enfants. On avait envie de faire dans le léger, l’insouciance de nos vingt ans titillait encore nos esprits, l’alcool et les vacances de Noël nous y aidaient.
C’était la fête.
Vers 23h50 un des convives regarde sa montre et annonce à l’assemblée : 2007 DANS DIX MINUTES ! Et c’est là que l’affaire a mal tourné. Nous sommes affalés dans nos fauteuils, le verre de Champagne à la main, quand Catherine, assistante sociale, raconta son histoire de sans-papiers à s’en déboulonner la tête.
La vie de Mariama nous met K.O. avant que nous ayons fini nos verres. Le sapin illumine le salon, Titi Robin et sa musique du monde berce l’atmosphère tandis que nous recevons, stoïques, des tranches de vie venues d’Afrique. Plus précisément du Togo.
mariage musulman à 15 ans stérilité constatée à 25
reniée par le mari et sa famille
abandon du domicile conjugal
risque de lapidation
À ce stade du récit, on peut entendre les mouches voler. C’est tout juste si les verres se vident. Catherine poursuit son monologue, l’affaire la secoue, il lui faut partager cette histoire : ce sera toujours un poids en moins sur ses frêles épaules. Elle évoque le charme de Mariama, ne trouve pas les mots pour dire
son exceptionnelle beauté.
Alors serveuse dans un bar de Lomé, la capitale, un médecin français de passage lui propose un séjour-en-France-tous-frais-payés. Ils sont cooool, les français. Mariama fonce, n’a rien à perdre et va se perdre. Avec un visa de tourisme, la jeune femme âgée de 27 ans débarque seule chez le médecin installé dans une grande métropole française. Le temps passe, les vacances ensoleillées virent au violent orage : la jolie femme est foudroyée sur place.
séquestrée prostituée
trois années enfermée à double-tour
sans carte de séjour
Un matin d’automne, le médecin-ravisseur s’absente. Elle prend la poudre d’escampette, se réfugie immédiatement chez sa sœur aînée, elle aussi en France, plus précisément dans le Finistère, au bout du monde, aux confins de la terre. Est-ce la beauté des paysages marins ou l’accueil chaleureux des habitants qui permettent à Mariama de retrouver confiance ? Nul ne le saura. Mais il est un fait qu’elle réapprend à vivre, marche dans les rues, goutte l’ambiance des soirées bretonnes. La liberté nécessite d’être apprivoisée, ce n’est pas simple, cette affaire-là. Encore sonnée, elle ne pense pas à demander une régularisation exceptionnelle le mois suivant sa séquestration. Mariama apprend, désespérée, sa reconduction imminente dans son pays d’origine. Foutue administration.
L’accueil des immigrés, ce sont des lois mais d’abord des hommes et des femmes sensibles, ou pas. Et sensible, je crois que Catherine l’est, peut-être un peu trop pour ses pairs travailleurs sociaux. Mais l’est-on jamais assez ? C’est pour ça qu’elle m’impressionne, Catherine, sa sensibilité, son insolence, sa révolte. Elle poursuit avec ardeur son récit, nous nous demandons où tout cela va nous mener. L’aîné des enfants regarde sa montre, Minuit et les cotillons n’en peuvent plus d’arriver, et nous voilà à discourir sur les charters français, en pleine expansion. Un bon créneau pour l’économie, le charter. Les compagnies aériennes s’en frottent les mains : le gouvernement a prévu 26000 reconductions pour l’année 2006. Il faut bien atteindre l’objectif fixé, question d’éthique politique : dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit. Surtout que le PEUPLE FRANCAIS attend des chiffres pour aller voter en 2007, et que la « France ne peut accueillir toute la misère du monde (…) », disait un homme politique de gauche, slogan largement récupéré par la droite extrême faisant mine d’oublier la fin de la phrase « (…) mais doit y prendre sa part ».
Mariama ne veut rien demander à la France. Elle souhaite ardemment s’insérer, parle très correctement la langue française, commence à maîtriser l’écrit. C’est une femme intelligente, très intelligente, insiste Catherine. Mais un homme blanc passa dans le bar où la jeune femme servait, et la trouva trop belle.
Être belle, c’est le drame de sa vie.
Vous comprenez, Madame, nous ne pouvons pas faire grand chose, dit-on à Catherine, impliquée dans un dédale administratif invraisemblable. Il est trop tard, Mariama doit IMPÉRATIVEMENT être reconduite à la frontière ; pas de papiers, c’est pas de papiers, on ne va pas en créer comme ça, l’affaire est bien plus compliquée que ça, Madame, vous ne vous rendez pas compte !!! Elle aurait dû porter plainte tout de suite après sa séquestration ! Maintenant, il est trop tard. IL EST TROP TARD, on vous le dit. Foutu temps qui passe.
Pas de preuve de séquestration
simple touriste
a abusé de l’accueil français
La jeune femme voit d’un seul œil. Problème de cataracte. On la soignera quand elle aura son titre de séjour ! souffle-t-on à Catherine. Ça fait 15 ans qu’elle est comme ça, ça peut attendre ; et puis la cataracte se soigne au Togo.
Reste à encourager la clandestinité, en attendant le changement de loi : SEULE L’IMMIGRATION POURRA SAUVER LA FRANCE, et plus globalement l’Europe, d’une démographie et d’une économie en berne, répètent unanimement les experts.
Qu’irait faire Mariama au Togo ? Son mari et sa famille ne lui pardonneront pas d’être partie sans que le divorce ne soit prononcé ; elle risque sa peau. Foutue religion. Dénutrie, Mariama cherche à obtenir une aide alimentaire de l’État Français : refus. À la rue, elle sollicite un logement : on lui rit au nez. Pour de telles aides, il faut qu’il fasse très froid, – 5 C° au minimum. Ce sont les textes, Madame, entend-elle.
Les textes.
– 5°C, autant dire un jour par an dans le Finistère, et encore toutes les décennies. C’est la dernière loi en vigueur, datant de septembre 2006. Du tout frais. Depuis, Mariama attend le prochain coup de froid, avec impatience. Foutue douceur bretonne. Et ce n’est pas le réchauffement climatique qui va arranger les choses.
On dit à Catherine de préparer Mariama à la reconduction à la frontière, c’est son rôle d’assistante sociale, elle peut au moins faire ça, quand même, elle est payée pour ! C’est à ce moment-là qu’un convive pose un plat de toasts au foie gras, en prévenant : TROIS MINUTES AVANT LES DOUZE COUPS DE MINUITS ! La conversation stoppe net, nous ne pouvons parler la bouche pleine. Les toasts avalés, Catherine poursuit sa narration. Elle enchaîne sur les associations, elles aussi impuissantes devant ce mur administratif.
Mariama, un cas parmi d’autres, lui répond-t-on. Si encore elle avait des enfants scolarisés, « Éducation sans frontière » aurait pu agir, ou du moins médiatiser l’affaire. Foutus mômes. Sans enfants et sans papiers, point de salut au pays des droits de l’homme. Il va falloir qu’elle se prépare à prendre l’avion, il n’y a guère d’alternative, conclue l’ensemble de ses interlocuteurs associatifs, désarçonnés par le Zéro souplessede la politique d’immigration. Comme si les sans–papiers étaient un stock de marchandises gérées par informatique.
Plus de perspectives ni en Afrique ni en France… Peu avant les fêtes – foutues fêtes de Noël – Mariama appelle à l’aide. Prévenus par Catherine, les pompiers arrivent à temps
tentative de suicide médicamenteuse visage pâle
limite du basculement sauvetage in extremis
aurait préféré rester sans vie
en veut à Catherine
répète « Que voulez-vous que je fasse de ma vie ? »
Que voulez-vous que je fasse de ma vie ? Que voulez-vous que je fasse de ma vie ? Et elle a les larmes aux yeux, Catherine, à nous raconter ça. Les verres de Champagne pétillent, Minuit pétante arrive – plus que trente secondes prévient l’aîné –, les pétards résonnent dans le quartier, les enfants demandent : C’EST QUAND QU’ON DANSE ? Catherine essuie ses yeux humides – elle n’est pas la seule –, il faut se lever, prendre nos verres et se souhaiter meilleurs vœux. Le réveillon, vaste programme d’injonctions au bonheur. Un des convives coupe net la logorrhée verbale de Catherine, puis se charge du compte à rebours : SIX, CINQ, QUATRE, TROIS, DEUX, UN : BONNE ANNÉE !!! On s’embrasse, quatre baisers sur chaque joue, mais le cœur n’y est plus. Quelqu’un lance : VIVE l’IMMIGRATION !, on se sourit, on pense à Mariama, conduite à l’hôpital psychiatrique pendant les « fêtes », seul havre de paix trouvé jusqu’à son transfert imminent au centre de rétention de Roissy. Rétention, encore un mot usurpé par des Hommes, pour d’autres Hommes. Rétention dans le dictionnaire : accumulation excessive d’un produit d’excrétion.
La soirée passe, Mariama n’est plus dans les discussions, la musique des enfants prend le relais, les voilà à se mouvoir sur Fous ta cagoule,de Micaël Youn et à chantonner : Oreille gelée, le nez qui coule, fous ta cagoule, c’est cool. Les enfants dansent, les parents suivent et enchaînent quelques pas au son de : Oreille gelée, le nez qui coule, fous ta cagoule, c’est cool. La cagoule de Micaël Youn glisse sur nos yeux, c’est la nuit, on ne peut plus penser à Mariama. D’ailleurs, on ne peut plus penser du tout.
écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de © )
1ère mise en ligne 20 janvier 2007.
© Photos _ Espace des arts chalonnais – exposition de Marc-Camille Chaimowicz, « une installation festive ».