Critique littéraire collaborative, fabriquée dans le cadre de la seconde édition de la Fête de la critique (2019)1
Encore une fois, nous nous sommes essayés à la critique sensible d’œuvres littéraires. Nous ? Une bande de délurées, pré-adolescent.e.s, adolescent.e.s et adultes-ados-dans-l’âme réunis à la radio La Tribu, à Saint-Nazaire. Encore une fois, l’exercice de la critique fut scabreux et joyeux pour cette quinzaine d’hurluberlus. Encore une fois, il m’a semblé essentiel de mettre en récit cette expérience et, par la même occasion, de parler du livre élu cette année : Histoires du soir pour filles rebelles 2, une série de portraits de femmes rebelles, classés par ordre alphabétique de prénom, contenant un texte sur une page et une illustration sur l’autre.
Avec un tel titre, il nous a fallu un entraînement de choc, et c’est aux sons successifs d’Erik Satie, Leonard Cohen, Bachar Mar-Khalifé, Riles et enfin Terrence Parker (« Somethin’Here – Dub Mix ») que les Fêtardes et Fêtards de la critique s’échauffèrent : critiquer une œuvres, ça commence par les pieds — jusqu’à la transe. Un minimum pour recevoir avec intensité les mots des livres, et leur donner toute notre attention.
DES LECTEURS JOUEURS
C’est certainement la transe qui mena certains à amorcer la critique par un « cadavre exquis » dédié au livre élu, ce jeu qui consiste à faire composer une phrase par plusieurs personnes sans qu’aucune d’elles ne puisse tenir compte des collaborations précédentes. Un cadavre exquis autour de Histoires du soir pour filles rebelles 2, en présence des Fêtardes et Fêtards de la critique, ça donne des choses bien évidemment surréalistes : « Il était une fois une grand-mère qui avait réussi à trouver la radioactivité en marche vers le féminisme. Pour militer en faveur de l’égalité entre les enragés, disons que c’est faux mais il fallait bien trouver comment un homme rebelle peut aimer une femme rebelle. » Avec de tel textes nous étions bien avancés et c’est en cherchant les médiums les plus divers (audio, plastique, écriture, vidéo) que nous avons tournoyé autour d’Histoires du soir pour filles rebelles 2.
Premier constat : critiquer Histoires du soir… déteint quelque peu sur l’amateur de lecture, en témoigne l’accoutrement de certains d’entre nous, aidés, il est vrai, par les Goodies de Partir en livre.
Deuxième constat : nous n’avons pas lu l’ensemble du livre, quoique, à quinze lecteurs et lectrices nous avons pris connaissance de la grande majorité des cent portraits écrits-dessinés. Et puis Histoires du soir… est un livre que l’on n’a pas besoin de lire en entier : deux ou trois pages suffisent à comprendre le propos. Quelques-uns de ces portraits marquèrent les esprits, comme Beatrice Vio, dite « Bebe », escrimeuse. « Pour être spéciale, dit-elle, il faut aussi faire de sa faiblesse la chose dont on est le plus fier. » Pourquoi Beatrice Vio ? Au-delà de défendre ses droits, elle a montré qu’on pouvait aussi vivre avec son handicap — le seul portrait du genre dans ce livre, dira un jeune Fêtard. En bas des illustrations se trouve la citation phare de la personne portraiturée. Pour Beatrice Vio, c’est : « Rien ne m’arrête », et ça a plu aux Fêtardes et Fêtards de la critique.
PORTRAITS IMAGINAIRES
Et il y a eu le « moment Marina Abramović ». Cette artiste serbe fait partie du courant artistique de l’Art corporel, le langage de son corps étant au centre de son travail artistique. Un langage qu’elle utilise par exemple pour raconter la rencontre entre deux êtres, comme dans la performance En présence de l’artiste, où elle a reçu les visiteurs un par un pendant cent jours, seule à une table, dans l’unique silence des regards, des sourires et des pleurs. Un choix évident pour deux Fêtardes ados-adulte, interpellées par la queue de visiteurs (ils ont été 500 000) disposés à rencontrer l’artiste, et par l’émotion dégagée à travers ces simples regards conversationnels.
Les autrices d’Histoires du soir…, Francesca Cavallo et Elena Favilli, ont rassemblé des portraits surprenants. Même son montage financier déroute (ou attire). Réalisée par des Italiennes vivant aux USA, ce bel objet fut portée par un financement participatif mondial sur Kickstarter — en témoigne la centaine de noms cités en fin de livre, ceux des personnes qui ont donné pour soutenir et agrandir « la communauté des rebelles ». À la toute fin, la lectrice ou le lecteur peut s’intégrer dans le livre en écrivant son histoire (page 202) et en dessinant son portrait (page 203). La lectrice ou le lecteur peut montrer, par exemple, qu’il s’est battu à sa façon. C’est ce qu’a fini par faire un jeune Fêtard de la critique, en écrivant son histoire imaginaire. « Odin » s’est donc rajouté à la longue liste des artistes rebelles. Extrait : « Quand Odin avait 7 ans, le père se fit virer de son métier d’homme de ménage : il participait à un mouvement post-masculin pacifiste. Sa mère le quitta car elle était rétrograde ou royaliste, tout dépend du point de vue de chacun. La juge d’instruction ordonna qu’Odin devait rester chez sa mère, son père étant devenu un dangereux agitateur et il avait quitté le pays. En attendant sa majorité, Odin resta effacé, mais au fond de lui, il restait indigné par les faits qui lui avaient déchiré le cœur. À 25 ans — les femmes avaient ordonné la majorité des hommes à 25 ans —, Odin fugua, retrouva son père en Pologne2 et fit de sa vie un hymne à la promulgation de l’égalité hommes-femmes. Il mourut avec son père le 16 juillet 2021, tués par les services secrets français. Il restera à jamais connu comme le plus grand icône de la libération des hommes. »
VERS L’EXCLUSION DES GARÇONS ?
Aux filles rebelles/ du monde entier :/ Vous êtes la promesse,/ vous êtes la force./ Ne reculez pas,/ Et toutes les autres/ Avanceront. En lisant cet extrait, nous nous sommes demandé si, d’entrée de jeu, les garçons ne se sentaient pas exclus. Pas du tout selon ce grand gaillard de la critique, « ce n’est pas méchant envers les hommes, les autrices ont même remercié ‘‘tous les garçons et les hommes qui lisent ces histoires, et qui sont assez courageux pour livrer bataille aux côtés des femmes qui sont dans leur vie3’’ » Un livre qui défend l’égalité des sexes, qui se bat pour les femmes, et qui remercie les hommes ne peut qu’être bien, a conclut ce grand Fêtard de la critique.
Les autrices feraient-elles un jour une version Histoires du soir pour garçons rebelles ? Non. « Nous pensons qu’il est très important pour les garçons de lire des livres dont ils ne sont pas les héros. Les filles ont fait ça toute leur vie » écrivent-elles en fin d’ouvrage. C’est ce côté « faut que les choses bougent » qui plu aux Fêtardes de la critique, attristées de voir le peu de personnages féminins dans la littérature jeunesse, en dehors des princesse, des « femmes de » ou des personnages qui ne parlent jamais.
UCHRONIE
Ne pas être les héros, cela n’a pas du tout plu aux deux rebelles déclarés4 de la Fête de la critique, et ces garçons l’ont fait savoir. L’uchronie, vous connaissez ? L’écriture d’événements fictifs à partir d’un point de départ historique. Nos deux Fêtards de la critique en ont fait leur affaire en imaginant une situation historique radicalement opposée au contexte actuel : les femmes ont le pouvoir depuis des millénaires, les hommes n’ont pas encore le droit de vote et la sortie mondiale d’Histoires du soir pour garçons rebelles va chambouler l’orthodoxie ambiante. La citation en amorce de quatrième de couverture donne le ton. « POURQUOI CE LIVRE ÉCRIT ET FAIT PAR ET POUR DES HOMMES ? PARCE QU’ÉCRIRE A TOUJOURS ÉTÉ SUBVERSIF POUR UN HOMME : IL SORT AINSI DE LA CONDITION QUI LUI EST FAITE ET ENTRE PAR EFFRACTION DANS UN DOMAINE QUI LUI EST INTERDIT. PARCE QUE LES DIALOGUES AVEC DES HOMMES LES ONT MONTRÉS SANS PENSÉES NOTOIRES. PARCE QUE LES HOMMES ONT PEU ÉTÉ PUBLIÉS. PARCE LES HOMMES, DANS LA LITTÉRATURE ET DANS LA VIE DE LA CITÉ, SONT REPRÉSENTÉS PAR DES PERSONNAGES SANS VOIX. » (AINIGRIV FLOOW)
La presse politique s’empressera de publier critique sur critique, tribune sur tribune :
Valeurs inactuelles, rédaction libre, engagée et souverainiste, publia, par la plume de Marie-Élisabeth de Combes de la Villardière, une critique pisse-vinaigre. Où il est question d’ « encyclopédie anodine de figures méconnues de l’histoire de l’humanité », d’un livre se voulant « faussement novateur dans une galerie très gynocentrée mettant en lumière des personnes souvent méprisées dans la société ». La tribune de Combes de la Villardière se conclut par une question devenue culte : « N’en a-t-on pas assez de ces voix qui tentent de s’élever contre l’association, pourtant naturelle et immémorielle, de la gente masculine et de la cuisine ? »
Kombinie, média français d’infodivertissement, attaqua frontalement l’ouvrage en le qualifiant d’« hautement stupide », regroupant « des histoires d’hommes oubliés, méprisés, méconnus » et « d’une écriture […] très […] nulle ».
La Cane enchaînée apprécia particulièrement « le portrait d’Emmanuel Macron, balayeur à l’Élysée, qui a vu défiler pas moins de trois présidents et qui a été ni plus ni moins le premier homme jamais employé à l’Élysée. » Le journal satirique s’empressa de transmettre dans son n° 3321 la réaction peu convenue de la papesse Françoise qui déclara : « l’explosion de la représentation phallique ces dernières années va à l’encontre de la religion, mais ce n’est pas trop grave parce qu’il y a de moins en moins de fidèles et qu’il faut être un petit peu plus coulant […] ».
PARLER D’UN LIVRE EN DESSINANT
Avec ces critiques en herbe à la plume déjà bien acérée (et délirante), il ne fallait pas grand-chose pour que les garçons prennent le pouvoir — un comble pour cette lecture collaborative autour d’un livre féministe ! Il n’en a rien été, grâce à la main d’une jeune rebelle, discrète et pas moins efficace, et à son calligramme autour du portrait de Yéonmi Park, une militante qui fuit la Corée du Nord pour New York, craignant que le chef suprême ne lise dans ses pensées.
Le calligramme Apollinaire, c’est bien, mais l’invention du jour fut la technique de l’ancrage avec papier carbone pour mettre en valeur des « portraits coup de cœur», parmi lesquels on trouva Sophie Scholl, Isadora Duncan… Des portraits montrés dans l’installation de la Fête de la critique, accompagnés de chuchotements de lecture tandis que les corps des Fêtards et Fêtardes de la critique étaient allongés à même le sol, en totale disponibilité pour entendre les récits et lire, lorsque les yeux se rouvraient et les corps se relevaient, les phrases clés de ces portraits.
« Il est impossible de vivre sans jamais échouer, à moins de vivre si prudemment
qu’on ne vit pas du tout »
« Qu’importe ma mort si, grâce à elle, des milliers de personnes sont poussées à l’action ? »
« Ne me dites pas que les femmes n’ont pas l’étoffe des héros »
« Si tu as la chance d’être différente, ne change surtout pas »
« Oh les filles, maintenant, toutes à vos postes »
QUELQUES RÉSERVES
Histoires du soir… aura réussi un pari on ne peut plus risqué : devenir un ouvrage girl power, militant par son propos, séduisant par ses illustrations, moderne par son mode de diffusion en financement participatif, mais aseptisé. Ses portraits incomplets, rapidement exécutés et aux clichés récurrents (fuite d’un pays en guerre pour se réfugier essentiellement aux USA ; personnages issus de familles pauvres…) présentent un côté américain-puritain +++, en oubliant par exemple la lutte de Simone Weil relative à l’interruption volontaire de grossesse, autrice d’une loi — la loi Veil — encadrant une dépénalisation de l’avortement, un des principaux acquis du XXe siècle en France en matière de mœurs et de libération de la femme. Mais Histoires du soir… s’adresse à la jeunesse française et mondiale, disons aux 8-10 ans, et les questions de mœurs sont très sensibles aux USA. Les omissions, les raccourcis et les simplifications volontaires évitent de faire perdre du lectorat à ce projet éditorial qui a l’ambition de s’ouvrir à la « communauté des rebelles mondialisée ».
Pour ces raisons, et par son propos nettement plus rebelle, les Fêtardes et Fêtards de la critique préconisent la série en bande dessinée Culottées — des femmes qui ne font que ce qu’elles veulent. En quatre ou cinq pages, la vie des femmes rebelles est certes moins contée, mais documentée, drôle et pas censurée.
- La Fête de la critique est un projet visant à redéployer l’exercice de la critique littéraire auprès de lecteurs-amateurs d’horizons divers. Ce marathon festif d’une semaine impulse des temps de rencontres pour faire entendre les voix de chacun et d’être à l’écoute des diversités de lectures. Il aboutit à l’écriture d’un article et devient un lieu d’expérimentation et de recherches sur la réception créative de la littérature aujourd’hui. En co-production avec la librairie l’embarcadère (Saint-Nazaire), dans le cadre d’un partenariat avec Escalado. L’action est soutenue par le Centre National du Livre, dans le cadre de Partir en Livre
- La Pologne était le pays le moins touché par l’intersectionnalité, une notion en sociologie désignant la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société.
- Paroles des autrices recueillies sur le site du livre.
- Se déclarer rebelle suffit-il pour exister socialement comme rebelle ? Est rebelle qui veut, ou est rebelle celui qui est dit rebelle par un autre ?