Les « Visiting’card », sculptures de Jean-Guillaume Gallais conçues à l’occasion d’une commande coréenne[1], furent exposées à la Zoo-galerie de Nantes (2007) et sont distribuées au hasard des rencontres. Faite de plomb, laquée en blanc, chaque pièce est unique par sa forme, son texte ou sa calligraphie. Cette œuvre appelle au mouvement, que ce soit autour de la manipulation de l’objet ou du passage d’un lieu à un autre. C’est dans un pub irlandais que je croisai l’artiste…
Hors-champ, je l’étais certainement après quelques Guinness au Spleen, sympathique pub irlandais en centre-ville de Nantes. Un regard, quelques mots et me voilà une carte de visite dans les mains : Jean-Guillaume Gallais, 7 rue de la Beaujoire. Entre deux bières, l’homme me tendit l’objet de com’, accompagné d’un tonitruant : « Lavez-vous les mains après utilisation!!! ». Jean-Guillaume Gallais finit sa pinte et vida les lieux, sans demander son reste.
Je restai penaud à triturer sa carte, au son des musiques celtiques passant en boucle dans le juxbox numérique. Cinq tabourets au comptoir, autant de tables basses, le foot à la télé, les femmes en tenue de soirée, l’ambiance sentait bon l’été et la débauche à tout va.
Je vous vois venir avec vos grands sabots, vous allez me reprocher de m’être jeté dans un traquenard ! Mais on vous donne une carte de visite, vous l’emportez, vous n’allez pas tergiverser, question de savoir-vivre ! La courtoisie à l’anglaise n’est pas totalement has been ! Alors, si au hasard de vos pérégrinations, vous croisez Jean-Guillaume Gallais, vous faites comme d’habitude, vous l’acceptez, sa carte de visite. Et ce ne sera plus jamais comme avant…
Assis au comptoir, vous commencez par la palper, vos doigts l’enveloppent, vos paumes la soupèsent et la surprise est de taille : cette carte de visite pèse et pas qu’un peu. Out le papier cartonné ! 105 g de plomb, du vrai, du pur. 105 g de métal dense mais tendre comme une plaquette de chewing-gum. 105 g certifiés par le pèse-lettre postal. 105 g, cinq fois le poids de l’air expiré au dernier souffle ; cinq fois le poids de l’âme ?
The « Visiting’card » – la carte circule à travers le monde et s’anglicise – surprend par sa sensualité. La lame en plomb de 8×5 cm est recouverte de peinture blanche laquée. 8×5 cm de lustrage. 8×5 cm polissage. L’objet glisse dans les mains, il se caresse sans fin, à caresser cette douceur la tension du quotidien se relâche et vous ne la lâchez plus.
Du plaisir il y en a, des surprises aussi. Vous estimez l’objet uniforme et mais les apparences sont trompeuses… selon l’orientation de la lumière le glacis produit des ombres différentes ; ça bouge constamment. Rien de fixe. Rien pour apaiser. Nothing.
Vous allez le lui dire, à Jean-Guillaume Gallais, sa carte peinte a la bougeotte, le lissage est à revoir, la fabrication frôle l’imperfection, il va falloir fixer un peu tout ça s’il veut tonifier un tant soit peu sa com’. Vous souhaitez lui rendre une petite visite au 7, rue de la Beaujoire, 44000 Nantes, c’est écrit sur les 8×5 cm de sa « Visiting’card », « écrit » est un bien grand mot, les lettres ne sont pas droites, ni jamais les mêmes. Au moment où vous prenez votre mobile pour annoncer votre arrivée imminente, vous vous dîtes : Y A ERREUR DANS LA COM’ ! Aucun téléphone, pas même un courriel n’est divulgué pour établir un contact préalable. Visiblement Jean-Guillaume Gallais déserte le virtuel pour le physique, fuit le rendez-vous domiciliaire pour le café du coin, renonce au calcul pour quérir le hasard. Alors vous vous dites : Peut-être est-ce vous que Jean-Guillaume Gallais souhaiterait visiter ?
Vous cherchez à comprendre, vous commandez une pinte de Guinness, encore une, de nouveau vous mettez la carte de visite au creux des mains. Ça glisse, le pouce tâtonne avant de passer en revue la totalité de la surface, tel l’aveugle. À parcourir l’objet métallescent, vous notez des accidents. Il est plat mais pas trop. Rectiligne mais pas trop. Coupé droit mais pas trop. Pis, la calligraphie est gauche et coriace à lire.
Décidément, y a erreur dans la com’.
Pour un peu, la taille et le poids de ces cartes de visite ne seraient jamais les mêmes. Tout ça c’est fait à la louche, c’est comme les crêpes, il n’y a jamais la même quantité de pâte.
La « Visiting’card » se conçoit comme vous l’imaginez. Elle répondra à vos désirs, se pliera à votre volonté : il y a là, semble-il, matière à amusement. Vous vous asseyez et commencez à modeler l’objet, c’est facile, c’est souple, ces 8×5 cm de tendreté sont amusables. Vous tordez, arquez, pliez, tortillez, cornez, torsadez… De tabulaire la carte de visite devient volumineuse. En un tour de main vous façonnez l’objet dans une forme encore inédite. Selon votre doigté, la carte vire au cylindrique, cubique ou triangulaire. En insistant un peu la carte prend la forme d’une fleur, d’un cigare, d’une boîte ouverte … Vous voilà sculpteur ! La sueur au front, vous vous arrêtez enfin, fier de vous, satisfait de votre taille. La conclusion est sans appel : VOUS ÊTES UN CRÉATIF ! Simple impression ou curieuse réalité ? Jean-Guillaume Gallais vous balade, vous le pressentez, mais vous poursuivez l’expérience, vous plongez tête baissée dans son monde, et vous produisez des gestes à tire larigot. Le constat est simple : la carte de visite n’en est plus vraiment une.
Maintenant vous voilà bien ennuyé, vous cherchez un lieu ad hoc pour accueillir cet objet pour le moins insolite, en un mot vous cherchez à le caser… Mais pourquoi diable Jean-Guillaume Gallais vous a-t-il donné cette carte ? Bizarrement, vous fûtes le seul du pub à bénéficier de sa largesse.
Vous cherchez un lieu, vous lorgnez partout, et ni une ni deux, vous placez la « Visiting’card » sur l’étagère de votre domicile … et vous regardez VOTRE sculpture de visite, assis dans un fauteuil, vous lancez votre mp3 et vous vous laissez bercer par un petit blues des familles, genre Ora Dell Graham ou Blind Willie Johnson. Vous regardez Jean-Guillaume Gallais sur votre étagère, incarné dans cet objet des plus communs, vous le regardez et il vous regarde, vous êtes pris au piège, il vous a bien eu mais il est trop tard pour reculer : l’homme et son âme sont chez vous, parmi vos livres, devant vos photos.
Aux avant-postes !
Alors vous décidez de passer à l’acte, vous ne le connaissez pas, ce Jean-Guillaume Gallais, il exagère à trôner ainsi au beau milieu de vos meubles ! Vous évoquez sa disparition, vous élaborez des stratégies, vous agissez. Suffit.
Et hop dans la poche ! Oublié le Jean-Guillaume Gallais, 44000 Nantes, vous êtes libre de ne pas y aller, de rester dans votre-petite-vie-tranquille-peinarde, et puis c’est à une enjambée de chez vous. Vous avez envisagé de jeter la « Visiting’card » dans la poubelle-de-papier-à-recycler-pour-protéger-la-planète, mais l’objet est en plomb, ça polluera et ça troublera votre conscience. D’ailleurs, vous vous lavez les mains, à triturer cette put… de carte vous avez les doigts infectés de plomb. Séduisante mais toxique, la « Visiting’card », vous voilà sujet à saturnisme … on ne se méfie jamais assez de la séduction ! Nicolas Hulot ne va pas être content, on ne badine pas avec l’écologie. C’est pas bien. Vraiment, c’est pas bien.
La carte de visite atterrit dans votre poche gauche, le temps de trouver une solution, voir venir et blairer LE Jean-Guillaume Gallais de près. L’affaire tourne au corps à corps, vous comprenez ça quand vous courrez prendre le tramway : la carte vous chatouille la cuisse gauche. Vous vous asseyez, la carte vous éraille la peau. Un coup ça fait mal, un coup ça fait du bien, vous ne savez plus très bien comment vous situer, d’ailleurs le voyageur d’en face cesse sa lecture et fronce les sourcils à vous voir ainsi gesticuler comme pas deux. Il a du mal à saisir l’objet de vos soucis, un coup assis, un coup debout, il ne comprend pas votre danse, encore un fou des villes, doit-il se dire. Il poursuit sa lecture.
Le tramway arrive à bon port, vous vous levez, la carte leste votre jeans, le pantalon ganguille à gauche, vous vous demandez : la « Visiting’card » est-elle politique ?… vous souriez à l’idée de cette pensée incongrue. Jean-Guillaume Gallais vous déride, manifestement l’homme et sa carte sont joueurs, jusque dans les vêtements.
La fameuse « Visiting’card » pèse son poids, ça ne va pas être commode de conserver une telle carte dans sa poche, d’autant que les risques de riflades sont loin d’êtres négligeables. De la poche, la pauvre carte passera immanquablement à la machine à laver, noyée parmi les centimes d’euro, le ticket de tramway et les kleenex usagés… Un tel décrassage diminuera peut-être sa toxicité, voire la perdra dans les entrailles de l’appareil… Acte manqué ? Rien n’est moins sûr. Vous aurez réellement tenté l’esquive, mais cette carte de visite survit à tout.
[1] Musée Lim-lip, Gongjiu, Corée du Sud, 2006
écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de ©)