Joël Kérouanton
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« La politesse », ou le champ littéraire en question (7 min’)

On pourrait résumer La politesse 1 de François Bégaudeau par quelque chose comme : c’est l’histoire d’un mec qui écrit. Il écrit pendant dix ans et il veut se faire un petit bilan à soi-même, alors il raconte ses histoires d’écriture. Enfin, ses histoires de quand il n’écrit pas, de quand il rencontre des gens qui aiment bien ses livres sans les avoir lus.

Ça le fait rire, ces gens qui parlent de ses livres sans les avoir lus, puis ça ne le fait pas trop rire, en fait ça ne le fait pas rire du tout. Pour ne pas partir en vrille il raconte là où il en est par rapport à tout ça et surtout : là où il rêverait être. Et ça rêve sec. Enfin, on ne sait plus trop s’il rêve ou si ces rêves existent déjà, en fait. On s’aperçoit petit à petit que ces rêves – la troisième partie de l’ouvrage – représentent des créations partagées de lecture et d’écriture, une avant-garde de la démocratie culturelle dans le champ littéraire français au début du XXIe siècle (rien que ça).

On pourrait aussi énoncer les choses ainsi : La politesse parle de l’histoire d’un travailleur de l’écriture qu’est pas content de sa condition et le fait savoir à sa façon. Il met en parallèle un champ littéraire médiatique dans lequel il est lui-même jeu et enjeu, et un champ littéraire plus expérimental en présence de vrais lecteurs qui discutent moins des auteurs que des livres – le texte, rien que le texte. Le travailleur de l’écriture ne rêve pas forcément d’être lu plus qu’il l’est. D’ailleurs il ne rêve de rien dans le champ littéraire. Il veut juste se tenir là où s’invente ce qui est.

Forcer le trait fait partie des principes romanesques et François Bégaudeau ne s’en prive pas. Nous avons donc un écrivain qui se met en scène sur la scène littéraire, il y raconte ses pérégrinations (médias, amitiés, rencontres publiques) et constate peu de « vrais » lecteurs, surtout chez les professionnels du livre qui lisent peu, ou chez les critiques littéraires portés sur la littérature à qui il arrive même de parler de livre. Sans parler des amitiés littéraires qui ne sont que pures fantasmes – sur un radeau de naufragé la tendance est au cannibalisme. Pour éviter d’être le dindon de la farce, François Bégaudeau taille. Et il y va. Mais il a l’honnêteté de ne pas s’épargner, de co-responsabiliser le monde littéraire parisien et les autres, et de signer tout cela par son nom : sur les réseaux sociaux n’importe qui peut l’ouvrir anonymement sans y risquer sa peau.

 

Le possible étant plus vaste que l’existant, François Bégaudeau rêve d’un idéal populaire de l’écrivain. D’un destin, d’une responsabilité sociale, où les auteurs se battent pour naviguer dans les territoires périphériques – c’est le summum pour parler de littérature – et en viennent au tirage au sort pour définir leur rôle et les lieux où se rendre (le hasard c’est la justice). Dans La politesse les gestes de l’écrivain, la pensée de l’écrivain, la production de l’écrivain ne lui appartiendraient pas. Il ne serait que la partie immergée d’un édifice social. La chambre d’écho des histoires de vie. La voix des aphones qui ont mille et une choses à raconter, qui font récit de tout bois. La voix de ceux qui cherchent leur voix et qui la trouvent par frottement de mots, pour pailleter la puissance sèche des faits. Dans La Politesse l’écrivain est prêt à perdre sa voix pour les sans voix parés à la prendre.

 

Une fois qu’on a dit ça, on a tout dit et rien dit. La forme générale de La politesse est assez éloignée des titres comme Un démocrate : Mick Jagger 1960-1969, L’invention de la jeunesse ou Deux singes et ma vie politique. Mais très proche d’Entre les murs, très très proche même : de courts chapitres, des dialogues secs, du concret et un fil narratif qui se construit en rebonds. D’ailleurs le rebond pourrait caractériser ce livre, il y a des fils d’Ariane partout, parfois anecdotiques mais non moins interpellant comme cette maquilleuse. Ah cette maquilleuse ! Il a quelque chose avec le maquillage, François Bégaudeau. Il imagine même un maquillage de gauche – soit dit en passant.

 

La première rencontre avec la maquilleuse est étrange, on se pince face à son discours sur l’art-périmètre-d’abolition-de-la-dichotomie-réel-fiction, on hallucine d’entendre parler de ces fragments-de-réel-saisis-dans-une-phrase qui seraient fiction. Bêtement on se dit : de là où elle parle, elle ne peut pas penser comme ça. Et pourtant nous savons tous (enfin presque) que l’homme est une volonté servie par une intelligence. Donc la maquilleuse comme le cuisinier ou l’éboueur sont susceptibles de penser de la sorte, mais aussi de jardiner, de construire une maison, de décrypter un essai philosophique ou de parler mandarin (surtout en présence de professeurs qui ne parlent pas le mandarin) : ils en baveraient des ronds de chapeau mais ils y parviendraient. À la deuxième, à la cinquième ou à la huitième apparition de la maquilleuse dans le roman on se dit : c’est un accident littéraire volontaire. François Bégaudeau appellerait ça une trouée absurde – parce que les maquilleuses, pas plus que quiconque dans le champ littéraire, ne parlent pas de littérature.

 

Le livre, dans sa troisième et dernière partie, est une photo actuelle et à la marge des rapports auteurs-lecteurs dans le champ littéraire. À la marge au sens d’une marge qui fait tenir la page. Comment François Bégaudeau s’y prend-il ? En présentant une succession d’expériences de lecture autour de son propre livre, La politesse. Joyeuse mise en abyme. Le lecteur se retrouve donc avec un ouvrage entre les mains qui fictionne des débats autour de ce même livre au moment de sa réception publique. Il découvre des dispositifs qui échangent là où habituellement on n’échange pas. Des dispositifs qui transforment tout : le lecteur, l’écriveur, l’écrivain, la littérature elle-même.

 

Dans La politesse, ce ne sont pas les idées qui manquent pour donner la parole aux lecteurs, sachant que donner la parole pour donner la parole est impoli, mieux vaut  désaccorder les désaccords (et vice et versa) entre les lecteurs et l’auteur. Ça peut se passer par exemple lors d’un SAS de lecture, une création partagée autour de travaux littéraires en cours d’écriture – un genre de comité de lecture populaire qui donne à la rature une existence sociale. Ou encore à l’occasion d’un Espace de Libre Concentration sur les Textes : les lecteurs interrogent l’auteur sur ses procédés d’écriture, en décryptant les « défauts de construction », « les effets ». Même si les mots échappent, l’auteur devra s’expliquer, ses mots seront même passés au crible du vote : faut-il-en-finir-ou-non-avec-l’élision-asyndétique-des-verbes-de-parole-et-de-perception ? Neuf répondront oui, cinq non et six s’en foutront un peu. Le dernier en aura un peu marre de voter pour tout et n’importe quoi.

— Tu préférais avant ?

— Non mais bon.

 

Les contradicteurs s’élèveront contre ce jeu démocratique qui offense la Hauteur de l’auteur. Encore une fois le trait est forcé et l’histoire romancée, mais ne pourrait-on pas affirmer qu’avec ces créations partagées/participatives/collaboratives/coopératives/interactives – appelez ça comme vous voulez – la littérature touche là, enfin, son but esthétique ? N’est-ce pas là tendre vers un communisme de forme, proposer de mettre un temps, pendant un moment précis, le lecteur et l’auteur sur le même plan ? Jacques Rancière (un des probables pères théoriques de La politesse) dirait que nous ne savons pas si les hommes sont égaux. Il dirait qu’ils le sont peut-être. Il rappellerait que c’est son opinion et qu’il tâche, avec ceux qui le croient comme lui, de la vérifier. Car ce peut-être est cela même par quoi une société d’hommes est possible.

 

En fait ce n’est pas tant l’esthétique d’un art qui importerait, mais sa capacité à multiplier les modes de relation sociales, à les rendre exponentielles, infinies. Et à la fin de la partie trois de La politesse c’est le cas. L’infini mais au niveau micro. Par exemple le narrateur se retrouve au marché, tous les mercredis – il ne fréquente pas les publics dit captifs au sein des écoles, hôpitaux psychiatriques, prisons – pour proposer des services d’écriture et aider les gens à faire face à l’existence, comme Geneviève qui aimerait écrire un court roman (ou une grosse nouvelle) autobiographique : — Au passé composé ? Oui. — On commence à la naissance ? On commence par une absence de naissance.

 

Le monde narré par François Bégaudeau dissout la si mortifère notion de « professionnel », en politique, dans la culture, partout. Professionnelle serait la notion la plus antidémocratique qui soit. Au pire les « amateurs » ne feraient pas pire. Les professionnels ne tarderaient pas à rétorquer :

 

— Mais alors vous n’aurez pas besoin de nous ?

— On y travaille.

 

Pour François Bégaudeau la littérature serait un moyen de supporter l’existence, de trouver des issues à l’existence, de tendre vers une certaine utilité sociale, d’épouser en somme la thèse de Barthes qui pensait que la littérature devait céder la place à l’auto-écriture de tous, que chacun devait/pouvait en somme raconter sa vie, s’aider d’un écrivain pour se connaître soi-même, mettre en forme, se mettre en ordre pour repartir de plus belle. François Bégaudeau, ancien chanteur punk-rock « reconverti » à la création littéraire, met donc en récit l’idée que la littérature c’est aller taper sur l’épaule de quelqu’un, c’est aller lui dire : toi, à l’échelle où tu es, tu peux aller choper un peu plus d’intensité et trouver au moins dix bonnes raisons de ne pas te tuer. La politesse propose au final de se prendre pour sujet, de faire éclater la dichotomie débile entre écrivain et non-écrivain, entre fidèle et prêtre, de montrer qu’il y a des gens qui travaillent. Sur eux.

 

En somme l’ouvrage répond à la question du sociologue H. Becker : qu’est-ce qu’il se passe ici ? La réponse inverse donc le code du réalisme : les responsables politiques – acteurs culturels compris – ne comprennent pas toujours ce qui est en train de s’inventer, ils auront toujours un réel de retard. La Politesse pourrait les aider à s’actualiser. Nous disons bien : les aider. S’ils ont la volonté de chercher. S’ils ont faim d’aventure collective dans la langue. S’ils veulent réellement s’interroger sur la matière même des mots, sur le mouvement incessant des phrases.

 

Qu’est-ce que ce livre apporte de plus au genre roman, qu’est-ce qu’il pervertit, qu’est ce qu’il apporte par rapport au modèle qu’on a appris, quel pas de côté fait-il pour entraîner la création d’un nouveau genre, en quoi ce livre alimente la littérature… Le scénario est connu d’avance : la réception critique de La politesse oubliera ces questions fondamentales pour mettre vraisemblablement le focus sur l’endroit médiatique de la partie un et deux, en faisant fi de la troisième, ce qui arrangera tout le monde. Et pourtant cette dernière partie – un programme politique, un vrai – donne du grain à moudre pour les décennies à venir. Y a du taf.

 


François Bégaudeau, dans La politesse, souhaite que l’art soit « la possibilité d’une réappropriation personnelle, et non pas un outil pour fabriquer des enfants sages et citoyens ». L’art mourrait faute d’être réinvesti. C’est dans ce sens que cette réflexion littéraire fut écrite, en recyclant notamment : La politesse (de François Bégaudeau), L’esthétique relationnelle (de Nicolas Bourriaud), Le maître ignorant (de Jacques Rancière), Lettre à François (avec retour de François) (de Joël Kérouanton), écho d’un SAS de lecture en présence de François Bégaudeau et de son manuscrit La politesse. 


Ecrit par _ Joël Kerouanton (en coopération avec le labo litterature, notamment Esther Laurent-Baroux, Françoise Bernard, Louis Schickel).


Cet article a fait l’objet d’une Carte blanche sur le site Internet d’actualités poétiques et de poésie Poezibao, et d’un relais sur le site internet Éducation populaire et transformation sociale (offre civile de réflexion).

  1. François Bégaudeau, La politesse, Verticales, Paris, 2015