Joël Kérouanton
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PROPOS RECUEILLIS POUR LE FESTIVAL « LES GRANDES TRAVERSÉES », BORDEAUX, 2005.

Christine Leboutte est comédienne, chanteuse, metteur en scène et compositrice. Elle se forme au solfège, harmonie et chant classique avec Paule Daloze. Elle collabore aux créations de Sidi Larbi Cherkaoui ; dans « Rien de rien » et « D’avant » pour l’apprentissage des chants italiens de tradition orale ; dans « Foi » et « Tempus Fugit » où, comédienne, elle est chargée de la direction musicale des danseurs.

La musique est souvent mise dans une boîte à part, réservée à une élite, aux spécialistes. Il y a beaucoup de préjugés, les gens se sentent complexés par rapport à leur voix, à la musique vocale. C’est parce qu‘on est tout nu quand on chante : un instrumentiste peut se cacher derrière sa guitare, son instrument.

Quand je fais chanter les autres, je fais toujours écouter les enregistrements originaux, je fais regarder les films, les processions. Quand on montre ça, on a déjà gagné 50 % du travail. Regardez ceci, les corps, les yeux grands ouverts, les voix qui se cassent, les voix vieilles. On comprend tout de suite de quoi je parle.

En général, les gens ont entendu des voix qui sont dans la beauté classique, dans les canons d’une certaine beauté. Mais, petit à petit, chacun peut découvrir sa propre beauté vocale. J’aime bien travailler avec des non-chanteurs, il y a un stade où je suis réellement intéressé par leur voix, ils sont flattés, ils réalisent, ils prennent confiance, se libèrent d’un complexe. Dès qu’on dit quelque chose de négatif, par exemple « tu chantes faux », c’est difficile à rattraper. Si je leur dis que leur voix peut s’apparenter au son d’une chèvre dans la montagne, ils apprennent à aimer cette voix de chèvre. Ils vont comprendre la force communicative du son. Il n’y a pas d’impossibilité mécanique. Le plus dur est de savoir pourquoi. Moi je chante pour dire que je suis vivante, pour le dire autour de moi. Dans les villages du Sud de l’Italie, ils chantent pour dire qu’ils sont encore en vie… Quand ils meurent, on ne les remplace pas, ils manquent à la communauté. La particularité du chant de la campagne, c’est que ce sont tous des protagonistes.

Ces chants sont chantés à l’extérieur, tu dois porter la voix pour celui qui est à l’autre bout du champ, les travailleurs doivent l’entendre : ceux qui écrasent les olives, ça fait un bruit de fou. Le chant a un lien avec la vie, il a une fonction vitale. Contrairement aux non-danseurs, les danseurs ont une connaissance de leur corps. Les non-danseurs ne sont pas conscients des fonctions vitales, les danseurs savent où se situe leur diaphragme, ils savent ce qu’est un port de bras, le corps est déjà chaud, ils savent le décomposer, ils savent où sont leurs épaules, ils sont conscients de la manière dont ils peuvent utiliser leur corps, le travail va être plus rapide, plus fort. Ils ont l’habitude d’utiliser leur corps comme un instrument. Dans les fonctions normales, le corps fonctionne tout seul. Pour la scène, le corps est entraîné. Je n’ai jamais travaillé avec des sportifs, je crois que ce serait pareil. Dans le spectacle « d’Avant », ils font fi de leur essoufflement pour continuer à chanter. Ils apprennent à respirer par le dos pour récupérer plus vite.

Le danseur travaille déjà des phrases de mouvement. Si musicalement le chant n’a pas d’allure, je peux faire un parallèle avec le mouvement. Ce n’est pas une note après l’autre, c’est comme une phrase dansée. C’est dans la manière de gérer l’énergie. Les non-acteurs disent : « je ne vais jamais avoir assez d’air ». Les autres ont appris à distribuer l’énergie sur une phrase de texte ou de danse, donc sur une phrase chantée. Ils savent que le chant est un mouvement d’ensemble.

J’avais déjà expérimenté ça avec des comédiens avant de travailler avec Larbi. Les danseurs m’ont complètement bouleversé, ils peuvent danser dans des positions inimaginables : la position classique est les deux pieds dans le sol et la colonne d’air bien droite. Les danseurs chantent la tête en bas, le corps couché… Erna (Omarsdøttir), dans le spectacle « Foi », chante pour se rassurer, quand elle était petite… Ce chant, c’est son « gris-gris ».

Le travail de Larbi, c’est de trouver une connexion entre les motivations de chacun et le chant. Je n’interviens pas sur les spécialités des autres, c’est ce que chaque personne veut bien donner, c’est clair à ce niveau-là.

C’est bien de rester attentif, de ne pas appauvrir quelque chose. Autant il n’y a pas de hiérarchie dans le travail de Larbi – l’éclairage, les costumes, la danse, le chant, le théâtre, etc. -, autant nous sommes attentif à ne pas appauvrir, à ne pas dénaturer : les chants sont sortis de leur contexte, on doit donc les mettre en lumière, en valeur, transmettre leur potentiel émotionnel d’une autre manière. Si on retire la fonction, par exemple chanter une berceuse sans la présence d’un bébé, il faut créer une nouvelle situation. Le chant d’Erna (Omarsdøttir) dans la scène du viol (spectacle « Foi ») n’est pas plaqué car il correspond à sa chanson d’enfance qui avait pour fonction de la rassurer.

Dans la création d’un spectacle, je sais le sens que ça a pour moi. Le reste est une histoire de confiance à Larbi. C’est aussi sa responsabilité d’être vigilant pour trouver un sens général, un lien entre le chant et le mouvement. Même si on va le ressentir aussi de nous-même. Par exemple, le son du marteau sur l’Avé-Maria, c’est parce que Joana fait des « bidouillages » musicaux ; ce qui l’intéresse, c’est la structure du son. Quand ce marteau est venu, j’ai bien sûr accepté, mais c’est très tard que j’ai compris, par le retour du public, toutes les significations possibles liées à cette situation.

Quand on oublie pourquoi et comment interpréter ce répertoire de chants traditionnels oraux, on a le voyage comme référent commun, la rencontre avec les gens, les corps qui sont ces voix. C’est plus dur sur un disque, car il n’y a pas la rencontre physique, les vibrations liées à la relation.

Les images des paysans me rassurent parce qu’on pourrait croire que cette manière de chanter est hystérique ; j’ai besoin de voir chaque année combien ils sont calmes. Giovanna Marini dit, dans ce sens-là, que la culture est un combat victorieux de la « sanité mentale » sur la maladie. C’est ça qui est réjouissant, c’est ce qui a changé ma vie, c’est de penser l’art en terme curatif, de joie de vivre. Quand on me parle « trauma », je pense à guérison.

Je ne pense pas quand je chante, je suis de partout et de tout le temps, je suis de tous les temps et de tous les endroits. Les vieux, je les voyais chanter et c’était comme s’ils étaient déjà morts. Il y a quelque chose de la pérennité. Personnellement je m’oublie, je pense à rien, je laisse passer les sons. Quand je chante, je suis là, je ne pense pas, c’est énergétique, je suis dans l’instant. »

   Texte dédicacé à Giovanna Marini


écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de © )
1ère mise en ligne 30 novembre 2005 et dernière modification le 01 novembre 2015

© Photo  _ Koen Broos