Joël Kérouanton est littéralement subjugué par les créations du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui. Il le dit au début de ce très beau récit : elles « ont changé mon rapport à l’art, à tel point qu’il me fallut prendre la plume pour narrer ces rencontres. »
Quelques lignes pour donner envie.
« À plusieurs reprises je tentais de rendre les mouvements de cette jeune femme qui s’essayait à un solo des plus stupéfiants. J’en avais chaque fois le souffle coupé. Je n’osais esquisser un geste de crainte de lui voler le moindre espace. J’aurais voulu qu’à cet instant précis chacun des spectateurs redouble d’attention. Car c’était un fait : le personnage explosait littéralement. D’apparence angélique, il retrouvait tout compte fait son animalité. Ça débutait par un léger cri. Un gémissement à peine perceptible, dont nul n’aurait pu dire si c’était le sien ou celui d’un loup. Les petits cris gagnaient en consistance, jusqu’à évoquer une louve hurlant à la lune – un cri sauvage, emporté. La voilà soudain qui déborde de vitalité, consciente de son territoire, ouverte aux rêves les plus fous, prête à donner la vie, à peindre, à rire, à écrire, à sculpter, à crier, danser, penser, chanter et prier. On aurait dit qu’elle sortait de son carcan, qu’elle se dépouillait de ses oripeaux de gentille bibliothécaire pour se mettre à grimper aux arbres. C’était comme si son corps, rendu à la sauvagerie, lui ouvrait de nouvelles portes. On n’allait pas tarder à voir son ombre trotter derrière elle à quatre pattes.
Il y avait, dans cette danse en train de s’écrire, quelque chose qui tenait de l’abandon du corps dans l’amour. La danseuse esquissait un mouvement et c’était tout son corps qui suivait. J’aimais observer ce corps au pinacle de l’abandon. Même si ce n’était pas à moi, grand timide affalé sur le canapé rouge magenta, que ce corps s’abandonnait, au moins nous rejoignions-nous dans la danse. Je pouvais toujours rêver… »
Joël Kérouanton – Myth(e) (L’œil du souffleur).