RELIANCE, N°19, ÉRÈS, 2006. VIE PROFESSIONNELLE ET HANDICAP
« Notes de lecture », Reliance 1/2006 (no 19), p. 114-116. URL : www.cairn.info/revue-reliance- 2006-1-page-114.htm. DOI :10.3917/reli.019.0114.
Si le hors-scène se définit par tout ce qui ne se voit pas – la préparation du spectacle, l’agitation des coulisses, leurs enjeux dicibles ou indicibles –, le récit auquel nous convie Joël Kérouanton relève bien d’un projet de dévoilement. Les rideaux s’ouvrent mais ce n’est pas tant la scène qui intéresse que l’histoire de cette scène dans ce qu’elle a de singulier, d’engagé, de complexe.
Derrière un pariéthique autant que pédagogique, l’auteur ana- lyse l’envers du décor d’une expérience que d’aucuns trouveront atypique, voire surréaliste : accompagner des personnes handicapées dans l’expérience théâtrale ; mieux, transformer un CAT traditionnel en CAT artistique avec l’accord des tutelles. On croit rêver !
Joël Kérouanton ne rêve pas ou du moins transforme-t-il son utopie en une recherche- action où la créativité s’allie au pragmatique, la sensibilité à l’esprit scientifique. D’une écriture franche, l’auteur scrute, éclaire, laisse aussi en questions ouvertes son engagement d’éducateur au service des personnes dont la seule issue sociale est l’intégration en milieu protégé. Les veines de l’antipsychiatrie, de la psychothérapie institutionnelle viennent se nouer ici avec celle de l’art contemporain pour irriguer, avec beaucoup de lucidité et un brin d’audace, un secteur trop souvent asséché par la répétition et la chronicité.
Trois isotopies, ou plans d’analyse, structurent la complexité du propos : l’isotopie éthico-philosophique d’abord, politico- sociale ensuite, pratico-pédagogique enfin. Toutes sont ordonnées à questionner spécifiquement la rencontre avec l’autre différent.
Au plan éthique, le respect de la personne est énoncé avec force. Joël Kérouanton sait combien cette loi humaniste réclame d’efforts de pensée. Au nom de la commisération, com- bien de fois des marques de surprotection n’ont-elles pas abouti à l’infantilisation quand ce n’est pas à la marionnettisation de la personne aidée ? L’enfer est pavé de bonnes intentions et plus que jamais dans la relation à l’autre. Comment aider, s’interroge l’auteur, pour que la personne trouve une place légitime dans la société, sans qu’elle soit niée dans sa spécificité ? C’est dans le quotidien des actes et dans un lent travail de perlaboration que Joël Kérouanton trouve des réponses qui soutiennent son projet et qu’il peut apprécier cet équilibre tellement instable de la position de l’éducateur qui doit exiger pour reconnaître, sans trop exiger au risque de mal connaître.
Au plan sociopolitique, le CAT artistique sort délibérément du piège positiviste de l’action médico-sociale. Celui-ci s’impose comme un projet alternatif au travail industriel en milieu protégé, dans un refus de se laisser happer par les trop nombreux déterminismes rencontrés dans l’action éducative. Lutter contre tout effet de stigmatisation demande de bousculer l’ordre apparemment immuable des choses : la société disciplinaire, ses effets de normalisation imposant ses seules références normatives, la pensée classificatoire qui entretient le clivage valide/non valide. Le CAT artistique est construit sur la volonté politique de reconnaître en chacun la capacité de pouvoir modifier le cours de sa vie. Il implique de sortir des murs, de descendre dans la rue et sous-tend de casser le colonialisme culturel qui consacre un beau idéal à son aune.
Joël Kérouanton relève ce défi en montant concrètement une troupe théâtrale, moment de désir, de culture et d’éducation. Pourquoi le handicap, même mental, empêcherait-il d’être comédien ? Nos présupposés bloquent notre imaginaire, répond le praticien.Des stratégies peuvent être inventées, à la condition que l’éthique insuffle une pratique capable d’assumer l’imprévu, l’inattendu ; et il en fait la preuve. Sur scène, les dérapages, les manquements, les crises d’angoisse sont gérés par le groupe. Comme une sorte de moi-peau pour chaque acteur, protecteur et nourricier, le spectacle continue. L’articulation originale entre l’action éducative et l’action artistique, en cassant l’institutionnel, mobilise des compétences en sommeil en permettant l’avenant du désir. Elle offre, au quotidien, l’occasion de découvrir une autre façon de communiquer. L’espace ainsi ouvert, prétexte à la rencontre, oblige l’éducateur à mettre en question son savoir-faire et son savoir-être traditionnels. Il est moins celui qui sait que « présence-absence ». La référence aux travaux de Winnicott n’est pas sans intérêts car c’est bien d’un espace « suffisamment bon » que la personne handicapée a besoin, ni dans le trop, ni dans le pas assez.
Si ces expériences artistiques ne prétendent pas gérer à elles seules tous les problèmes d’insertion et de santé mentale, si elles sont à articuler à d’autres possibilités d’accompagnement, la plupart des pays européens ont déjà compris leur intérêt.
Michèle Lapeyre