TEXTE PUBLIÉ DANS LA REVUE CASSANDRE. RÉCIT AUTOUR D’UN « CHANTIER D’ÉCRITURE » AU CENTRE SOCIAL LA ROTONDE. CHRONIQUE « SENS DESSUS DESSOUS », CASSANDRE N°70, ÉTÉ 2007, PP. 78-79.
J’avais envie de vous faire part, pour cette chronique de l’été 2007, non pas d’une œuvre d’art mais d’une expérience d’écriture. Il y a des moments où l’on est « spectateur » et d’autres « acteur ». « Acteur », je l’ai été ces derniers temps, et pas qu’un peu. La tentative s’est déroulée dans le sud de l’Aisne, à Château-Thierry, petite ville coincée entre Paris et Reims. Un Centre social prénommé « La Rotonde » m’accueillait pour « faire écrire ». Vaste projet.
Nous avions besoin d’une expérience commune, d’un moment fédérateur avant de prendre la plume. Un car fut affrété pour le Manège de Reims (Scène Nationale de danse), où le chorégraphe et danseur Sidi Larbi Cherkaoui se produisait. Visite des lieux, accueil chaleureux par l’équipe du Manège, pique-nique sur les gradins. Pas moins de trente personnes prennent part à l’aventure, essentiellement des mères de famille accompagnées de leurs enfants ; les pères restent à la maison. La majorité des participants assistent à un spectacle pour la première fois de leur vie.
Un atelier du spectateur prolonge la sortie, et envisage les arts vivants comme déclenchement de l’écriture créative. Un à douze «écrivants» y passent, selon la météo, les entraînements de football ou les manifestations en ville. La Coupe du monde 2006 met fin au projet ; les «écrivants» s’enferment devant le petit écran …et cessent d’écrire.
L’équipe du Centre social cherche alors un moyen de « faire écrire » dans un cadre souple et sans horaire fixe. Le projet d’un «mur d’expression» transversal à l’ensemble des ateliers voit le jour, sur des panneaux de quatre mètres sur deux construits spécialement pour l’occasion. Le «mur d’expression» est surélevés, l’accès se faisant par une petite estrade. Outre l’aspect ludique, l’installation montre aux participants l’importance qu’on lui donne.
Le « mur d’expression » s’installe six semaines dans le hall du Centre social. L’écriture devient un chantier collectif, les mots sont autant de matières avec lesquels il est possible de jouer, bricoler, détourner. Chacun peut s’exprimer par le biais de supports d’écriture empruntés à la presse, à la Bande Dessinée, aux livres, aux revues et, flyers/dépliants/plaquettes d’information présentés à l’entrée. Les ciseaux deviennent crayons et la colle devient encre. L’« écriture-corbeau » est préconisée.
Et soudain les adolescentes commencent à écrire, suivis des participants à « l’aide aux devoirs », des mères de famille du point « Parents-enfants », des instituteurs retraités, de l’atelier couture, des footballeurs du samedi, des enfants de passage, du groupe d’« expression corporelle » et des femmes turques ou maghrébines en apprentissage de la langue française. Fait rarissime, un père est là.
À partir des phrases collectées sur le « mur d’expression » et des textes rédigés par chacun des « écrivants », l’animateur du projet et auteur de cette chronique rédige « Déclaration d’amour et d’anxiété », contribution personnelle et fictive annoncée comme dernière étape du projet. Le texte est lu le 10 mars 2007 par la comédienne Bernie Pochon au festival « Danse du monde » à Château-Thierry, devant les écrivant du « mur d’expression » et un public élargi. Extrait :
Quand les femmes s’en mêlent ça change la vie, alors j’ai décidé de m’en mêler et pas qu’un peu, car demain il sera trop tard je pense.
J’ai choisi d’agir dans le 02, là où je suis et là où je vis dans la cité, et il y a mille et une raisons d’être fier de notre région, la Picardie, c’est notre deuxième pays la Picardie, sans le soleil du Maroc mais c’est beau aussi la Picardie y a la Marne.
J’ai décidé d’avoir le sourire volontaire c’est mieux que rien, faut pas espérer laisser sa peine quelque part en route et puis de tout façon on explique rien on fait des tentatives on y croit on fait semblant, mais au fond de nous, on sait qu’on n’explique rien. Alors maintenant je suis à la recherche d’une nouvelle ère, je veux agir je veux agir je veux agir pour les 12-18 ans et pour les femmes et pour les hommes et pour les vieux et pour la nature… J’ai la palais-attitude la pêche la gnac, je vis avec ma fille dans une tour perchée au-dessus de la vallée de la Marne, vue superbe, 20 km à la ronde, la vallée à ses pieds, les Vosges proches de Paris j’aime assez. De toute façon je suis une immigrée au Maroc, y m’ont oublié, là-bas, tout ce que je connais c’est l’aéroport d’Agadir, ma vie c’est dans l’autre sud, le pays du sud de l’Aisne y appellent ça.
Moi je vais bien c’est pas comme ma fille, elle est revenue de l’école un jour en disant : Maman j’ai quelque chose à t’dire, MARRE DU STRESS DES COURS ! C’est la flûte. La faute à la flûte à bec. La flûte ça sert à quoi ? elle me dit. Je sais pas mais ce que je sais c’est que ça doit être l’instrument le moins cher, ils ont pris ça pour le prix pas pour le plaisir de la musique… Alors après les cours ma fille oublie la flûte et tout le reste et s’en va danser le hip-hop et le modern jazz et la danse orientale, elle danse sur les pistes avec ses copines elle piste en agitant sa danse et elle crie, ça la défoule ça fait boom boom boom boom elle semble tenir le coup comme ça.
Le soir ma fille communique sa vision du monde à ses amies par ses fameuses questions. Elle a besoin d’être inquiète pour quelque chose, même quand tout va bien. Généralement, elle essèmece une question par jour. Compilées sur une semaine, ça donne à peu près ça :
Ke pensé vou dé omosexuél ?
Pkoi se batr avec le poin alorkilia
la bouch é lè mo ?
C koi le mmt dcizif 2 ta vi ?
Pkoi croyé vs en dieu si vs ne lavé
jmss vu ?
Pkoi la vi è 1si ? ne pouvon ns pa
changé kelkechoz ?
Ki croi encor à la révolution ?
Kes kon manj ce midi ?
En la présence des garçons ma fille reste zen, faut dire qu’y sont timides, les garçons, à la fois timides et énervés, y ne cessent de hurler : Votez pour la présidentielle ! et souvent y renchérissent : Celui qui ne vote pas ferme sa gueule et crève, ils y vont fort les garçons, ils n’ont pas leur langue dans leur poche et ils ont bien raison. Alors je suis contente quand les garçons s’énervent et disent aux anti-jeunes : Yoyo nini kaki grogrouille kipota crotte de chien mimi yo.
Dans un sens, on ne peut leur donner tort, aux garçons, si eux ne le crient pas qui va le faire ? si eux ne le crient pas qui va le faire ? si eux ne le crient pas qui va le faire ?
Les hommes et les femmes politiques déclarent ne pas avoir de réponse à toutes nos questions, ça commence toujours comme ça, par s’excuser des choses qu’ils ne feront pas ! Je ne veux pas des excuses je veux des actes alors j’aimerais entendre des phrases comme : Je veux surtout en tant que mère, pour tous les enfants qui grandissent en France, ce que j’ai voulu pour mes propres enfants. Moi les élections présidentielles je sais pas, s’il ne reste qu’un candidat, ce sera celle ou celui qui prendra soin de ma fille et prendre soin de ma fille c’est aimer son insouciance, d’autant qu’elle vient d’avoir 16 ans, elle le crie sur tous les toits, sa minute de jeunesse : AUJOURD’HUI J’AI 16 ANS AUJOURD’HUI J’AI 16 ANS AUJOURD’HUI J’AI 16 ANS, ce n’est que ça, la jeunesse, de l’entrain à vieillir. Et on n’a pas eu le temps de se retourner et déjà les rides arrivent et les soucis avec. Je crois qu’au fond elle le sait, ça, ma fille, qu’elle n’est pas éternelle, c’est peut-être pour ça qu’elle ne cesse de danser et de crier à hue et dia : J’AIME TROP MA MÈRE J’AIME TROP MA MÈRE J’AIME TROP MA MÈRE !
Avant.
Je n’étais pas.
Ici.
Mais aujourd’hui.
Je suis là.
Et je suis.
À demi-heureuse.
Même avec.
Une impressionnante.
Démonstration.
D’amour.
Ainsi est.
Mon malheur.
Tout ce qui est intéressant se passe dans l’ombre, décidément. On ne sait rien de la véritable histoire des femmes et des hommes. Moi je veux des amis, je parle bein le Français mais je ne sai pas lécrire alors je vais aux cours de français, j’aime ma fille et faire du sport, j’aime ma fille et son hip-hop, j’aime ma fille et j’adore j’adore l’histoire, j’adore l’histoire des femmes, j’aime ma fille, je suis fière d’être une femme je veux chanter, le chant c’est ma passion, je veux faire du cheval dans la forêt, les chevaux sont beau et c’est cool dans l’Aisne, y a pas la haine, c’est cool pour le cheval, www.aisne.com, l’Aisne, it’s open mais parfois je voudrais habiter à Agadir ici c’est le désert, je me sens pas moi-même je crois.
É-VA-SION
Et puis non ma fille et moi avons horreur du changement, y a ses copines ici, ma fille seule ici et moi là-bas au Maroc on aurait l’air chouette alors je fais ma vie dans la cité du palais où se trouvent les murs d’expression ils appellent ça.
Une estrade et hop c’est parti les ciseaux la colle sous le bras, le cœur qui bat la chamade, on pratique le bricolage de mots le lundi et le mardi et le mercredi et le jeudi et le vendredi et le samedi, on n’hésite pas à mélanger/réécrire/emprunter/piller les mots et phrases des autres, à découper des recettes de cuisine et des journaux comme l’Union Libération Management l’Équipe Le Monde Art-et-Décoration le Nouvel Obs’ et tous les flyers ou pubs qui traînent, on a même emprunté sans le dire alors je vous le dis des phrases de Saint-Exupéry Durringer Pennequin Mallarmé Céline, mais attention on y a mis des règles et pas qu’un peu, on l’a fait et on s’amuse bien à dépasser les interdits y vaut mieux ça que faire des bêtises dans la rue je pense.
Et puis le dimanche y a pas les mots y a le silence, y a la vie, juste la vie. Alors je veux comprendre, je veux comprendre, je veux comprendre ce que disent les gens, tous les gens, je veux qu’y m’expliquent à-quoi-cela-sert-il-d’être-riche ?
Moi je dis ça sert à rien de vouloir être riche, y faut juste dépenser moins et faire de la décroissance comme y expliquent les politiques. Ma voisine elle a des choses à dire là-dessus, elle m’impressionne souvent, ma voisine, avec ses grosses têtes sa valise RTL et son mike brant, ça fait trente ans qu’il est mort alors pourquoi y l’ont pas dit avant ? ? ? elle râle souvent sur le palier. Quand ma voisine cause elle cause elle dit pas les choses à moitié et elle répète sans cesse :
Oui et ben si tu aides un pauvre et qu’y réussit et que ce soit lui le riche et toi le pauvre, tu crois qu’y t’aidera ?
Même pas dans tes rêves elle ajoute à chaque fois, alors on rit de bon cœur et elle me ressert une rasade de thé à la menthe, elle a peut-être raison la voisine, les conditions de l’existence font que l’on pense d’une manière ou d’une autre. Mais bon ce serait bien si on pouvait simplifier comme ça, classer, identifier toute la vie on serait tranquille on verrait clair dans toutes ces ombres mais la vie ce n’est pas ça je crois, je vous l’ai déjà dit on n’explique rien.
écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de © )
1ère mise en ligne le 21 novembre 2015
© Photos _ 1ère de couverture de Cassandre n° 70, été 2007.