TEXTE PUBLIÉ DANS LA REVUE « TRACES N°13, FONDATION INSTITUT DU TRAVAIL SOCIAL ET DE RECHERCHES SOCIALES ÎLE-DE-FRANCE, SITES MONTROUGE/NEUILLY-SUR-MARNE, NOVEMBRE 2009, pp 3-4. (En savoir plus)
L’expérience on la garde pour soi, disait Louis Ferdinand Céline. Ce génie réactionnaire déguisé en libertaire avait peut-être raison : avez-vous déjà essayé de raconter vos vacances ? Vous êtes bronzé, vous avez passé deux semaines EX-CEP-TIO-NELLES, le plaisir est à son apogée, le mooooonde doit connaître votre bonheur et vous vous jetez sur la première oreille qui semble être à même de vous écouter… Hélas : vous vous rendez compte que le monde a continué de tourner, que vos impressions ne sont pas véritablement attendues et que vos vacances, et bien, ça a dû être chouette, mais votre interlocuteur a travaillé, a rencontré des moments peu enviables…
L’expérience des vacances ne peut se dire, alors que penser de l’expérience de travail en établissement éducatif, psychiatrique, médical ou carcéral ? En maison de retraite, en prévention spécialisée, en service de polyvalence de secteur… ? En halte-garderie, en hôpital de jour…?
Et quand bien même cette expérience use des médiations créatrices, elle reste inévaluable, peut-être davantage encore : la liste est longue d’acteurs oeuvrant à la mise en place de médiations créatrices, qui ne parviennent pas à valoriser suffisamment leurs actions auprès de ceux qui ne sont pas présents au moment où elles se déroulent (les financeurs, les partenaires, les familles). A tel point que ces actions cessent ou sont mises en danger comme l’Esat culturel Cecilia, la Cie de l’Autre part, Culture du coeur ou la Cie Vertical Détour à Ville-Evrard (cf. …Traces n° 12).
Sortir de l’évaluation ?
Pas d’évaluation efficace des expériences de médiations créatrices si l’on ne saisit pas la particularité du moment, notamment l’époque de la tyrannie de l’évaluation quantifiée, à tel point que la revue Vacarme [1] titre Pour sortir de l’évaluation, analysant l’évaluation comme un piège mortifère tant dans le domaine de la recherche que de la fonction publique, la culture, l’école, la santé mentale…
Alors, faut-il évaluer l’ineffable médiation créatrice ? Bien sûr. Même le plus libre de tous les esprits libres, à savoir Nietzsche, évoque la question de l’évaluation en ces termes : « il le faut ! Mais comment et jusqu’où ? » [2]. Pour ce philosophe, évaluer c’est interpréter, c’est donner du sens, ou plus précisément prêter un sens de façon à déclencher de nouvelles perspectives.
Et puis, un refus frontal de l’évaluation a toutes ses chances d’échouer, et ne saurait faire preuve de professionnalisme : les professionnels en travail social « ont une responsabilité pour autrui en devant proposer les meilleures réponses possibles, mais aussi une responsabilité pour la vérité, dans l’entreprise d’évaluation permanente de leur action à laquelle ils sont tenus dès lors qu’ils s’efforcent d’agir le mieux possible » [3].
Mesurer le bien être social
Nul doute que l’évaluation est l’enjeu des décennies à venir dans le travail social et ailleurs. Le rapport de Joseph Eugene Stiglitz (prix Nobel d’économie en 2001), remis au Président de la République en septembre 2009, donne des perspectives intéressantes, tant pour les États-nations que les Éta-blissements : les mesures subjectives autour du bien-être social – le réseau social, les loisirs, la créativité, l’éducation tout au long de la vie, la satisfaction de la vie – sont amenées à entrer dans un processus objectif d’évaluation, autant que les indicateurs traditionnels de l’économie de marché, et paradoxalement du travail social d’aujourd’hui.
Ce rapport ouvre la porte à l’inventivité : pour assurer l’existence de médiations créatrices en établissement et service sociaux et médico-sociaux, les professionnels en travail social vont devoir faire preuve de créativité tant dans leur pratique d’accompagnement que dans leur modalité d’évaluation de l’expérience menée. La créativité ne s’arrêterait donc pas à l’action même, mais s’élargirait à l’institution ou le service dans sa globalité.
Le défi est grand afin d’évaluer au plus juste des pratiques qui participent de la rencontre, du passage, de la circulation, du développement de l’imaginaire, de l’intelligence de la sensibilité. Des pratiques qui créeraient de la liberté pour les personnes, au sens le plus concret, comme souplesse, comme création de possibles, en proposant à la personne accompagnée une multitude de circonstances à travers lesquelles, elle devrait pouvoir « construire son devenir autrement que sa situation du moment pourrait l’entendre, y compris et surtout dans les situations les plus désespérées »[3]
Ce qui ne peut se dire peut se montrer
Le théâtre : tous me plaid les des
Placement les dialogue les cène
De chorégraphie de danse
Qu’on tan porène
La batocada : ses de la musique
Qui me plaid, me fer rêver
Qui mai de la pèche dans
La peau (…) [4]
Comme ce comédien « atypique » de l’Esat culturel Cecilia a usé de la poésie pour dire son art de la danse et de la musique, le réalisateur François Royet a usé de l’art du cinéma pour dire l’art de la danse en prison. Le défi était simple : il s’agissait de raconter ce qui se joue au moment où le chorégraphe Franck Esnée mène un travail du mouvement dans un « lieu de privation de liberté », à la maison d’arrêt de Besançon. Le réalisateur s’est immergé dans l’atelier et a traduit cette immersion par Intra-muros Mouvements, film documentaire autour des détenus expérimentant le travail chorégraphique. Ce documentaire est un objet d’art en soi, un travail plastique de la pellicule, un son et lumière tout en finesse, un espace de mise en perspective des enjeux relationnels d’un huis clos dansé. D’ailleurs, le fait que ce film eut été primé au Festival du film d’action social de Montrouge 2007 est en soi une évaluation, celle d’une forme aboutie ayant une place reconnue auprès d’un public.
Ce ne serait pas à proprement dit l’expérience des médiations créatrices qui serait à communiquer, mais peut-être une forme qui en émanerait, une forme qui pourrait prendre des aspects divers, qui permettrait à la fois de concerner celui qui n’y était pas et celui qui participerait à ladite expérience.
Il serait intéressant de connaître ce qui a animé le service pénitentiaire de probation et d’insertion (SPIP) pour faire appel à ce cinéaste. Comme si les membres de ce service avaient anticipé cette difficulté à rendre compte de l’expérience, ce « comment dire » explicité par Beckett dans le dernier ouvrage de sa vie. Comme s’ils avaient saisi par anticipation que nommer enfermait. Comme s’il n’y avait que l’art pour dire l’art. Une caméra en plan fixe, filmant mécaniquement l’atelier, n’aurait absolument rien dit de l’enjeu présent. Un rapport éducatif non plus. Une grille (ou des barreaux) d’évaluation encore moins.
Évaluer ce qui divise
L’enjeu des médiations créatrices est de taille pour les usagers des établissement et services sociaux et médico-sociaux. Il ne s’agit pas de rater le coche, tant les « bénéfices » sont nombreux. Mais les évaluer relèverait de la gageure : si l’on considère les médiations créatrices comme un geste artistique produit dans le cadre d’une relation d’accompagnement social, elles se distingueraient de toute autre pratique par le fait qu’elles ne feraient justement pas consensus, qu’elles produiraient par essence le débat, susciteraient l’interpellation, en somme elles diviseraient.
Les recherches du metteur en scène Joris Lacoste et de la critique d’art Jeanne Revel lors de leur séminaire « W » aux Laboratoires d’Aubervilliers [5], peuvent aider les professionnels en travail social à élaborer une démarche évaluative adaptée à l’espace subjectif produit par les médiations créatrices. Ces deux chercheurs mènent depuis 2008 une expérience qui vaut le détour. En nous associant à leur propos, il est possible de penser autrement l’évaluation du geste créatif.
1. Du consensus et du singulier.
Il n’y aurait pas une signification unique et absolue. L’évaluation travaillerait à ne pas effacer les subjectivités, à garder les opinions sur l’action qui feraient consensus, tout en préservant les points de vue les plus singuliers. L’évaluation serait la somme des significations possibles.
Une médiation créatrice pertinente produirait des significations exponentielles : l’action menée en ce moment par l’association Les compagnons de la nuit au CHRS « La moquette », en présence de SDF (Sans domicile fixe) et d’ADF (Avec domicile fixe), en est une parfaite illustration. Nul ne peut savoir, lors des ateliers d’écriture ou des rencontres culturelles, qui est SDF et qui ne l’est pas. Le dispositif produit un trouble. Dix thèses d’État n’en feraient pas le tour.
2. Ethique de discussion.
La médiation créatrice ne donnerait pas la même signification en fonction de l’endroit où se situerait l’évaluateur, en fonction de sa mémoire, de son regard. Pour évaluer le plus justement, il s’agirait d’intégrer une éthique de discussion, de mettre en perspective les points de vue par l’engagement des acteurs concernés dans un processus de contradiction, sans chercher LA vérité. Tous les points de vue, en droit, valent tous les points de vue. Le travail social serait un drôle de cinéma où le bénéficiaire, le professionnel et la collectivité ne projetteraient jamais le même film… il s’agirait de s’installer d’emblée dans une relation qui ne serait pas projetée de part et d’autre, où évaluateur externe mais aussi professionnels en travail social, artistes intervenants ET usagers pourraient simultanément agir et recevoir, créer des situations et y prêter du sens.
3. Outils critiques.
L’évaluation construirait, collectivement si possible, des outils critiques de la médiation créatrice, qui permettraient d’augmenter la production des significations face à des situations aux codes d’un nouveau genre, dont personne ne posséderait la façon de les appréhender.
Comment évaluer l’apport d’un atelier chorégraphique en milieu carcéral ? Le seul fait d’aimer ou de ne pas aimer un travail chorégraphique réalisé par des personnes en situation de fragilité ne doit pas être le seul critère de la pertinence ou de la non-pertinence de l’action. Même si le malaise est parfois grand face au geste dansé, le choc esthétique peut être majeur et l’accompagnement social qui en émane innovant. Il faudrait donc renouveler en permanence la grille de ce que serait une médiation créatrice, l’objectif étant d’augmenter la liberté des bénéficiaires.
Considérer les participants comme des savants de l’intérieur
Joris Lacoste et Jeanne Revel nous proposent d’évaluer la complexité dans ces ajouts multiples, uniques et additionnels. Leur approche relève de la gageure. Cela consiste, poursuivent-ils, à suspendre, provisoirement, toutes les valeurs supérieures, tous les critères formels préexistants, et à essayer de composer, de se composer, directement, avec l’objet évalué, sur un même plan.
La mission d’évaluation serait alors d’aider à « accoucher » du sens et du sensible que les personnes concernées donneraient à leurs propres gestes, de les considérer, par la mise en récit, comme des savants de l’intérieur. Une tout autre approche que l’opération de la morale et du jugement qui s’arrêterait à des « on aime/on aime pas ce que vous faites ».
« Le fait d’être entré à l’Esat culturel Cecilia, ça m’a apporté beaucoup de chose. Exemple : comprendre, voir que l’on pouvait vivre autrement et que l’on pouvait faire d’autres choses, tout en s’exprimant différemment. Tout cela, je l’apprends tous les jours, en étant acteur, en affrontant le public qui est reconnu comme soit disant normal. Vaincre son trac, c’est se maîtriser et affronter les autres (même s’ils ont des problèmes. Tout le monde en a…). L’acteur apporte le rêve, fait oublier les problèmes et aujourd’hui, tout le monde a des problèmes, donc il faut des acteurs. » [6]
Quand l’évaluation bonifie l’action
La médiation créatrice sera considérée comme d’autant plus pertinente qu’elle donnera lieu à un plus grand nombre de regards singuliers possibles, à une variété d’expressions produites dans la relation entre le dispositif d’évaluation et les acteurs concernés. Regards singuliers que l’on pourrait qualifier de « traces » – compte rendu d’activité, impact sur les parcours individuels des usagers, écrits réflexifs et/ou critiques, mais aussi récits d’expérience, paroles de professionnels, d’usagers et de l’éventuel public, photographies, vidéos, captations sonores, dessins, etc. – traces dont le sens et les mises en oeuvre se pensent au même moment que le sens et la mise en oeuvre de la médiation créatrice.
Nous pourrions aller plus loin : les traces évaluatives pourraient faire partie intégrante de la médiation créatrice, la réajustant, l’alimentant dans un aller-retour permanent. Ce fut le cas au Musée des pays de Seine-et-marne (77), où les savoirs pédagogiques inventés à l’occasion des visites et ateliers en direction de publics dits spécifiques, furent réinjectés et servirent de référence pour l’accueil de tout public.
L’évaluation ôta son habit de contrôle pour endosser la panoplie d’un outil bonifiant l’action des partenaires sociaux et culturels, alliée et non ennemie de l’inventivité.
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[1] Vacarme n° 44, 2008, Pour sortir de l’évaluation : école, entreprise, fonction publique, recherche, santé mentale, culture…
[2] Vacarme n° 44, 2008, Ecole, entreprise, fonction publique, recherche, santé mentale, drogues, environnement : en finir avec l’évaluation.
[3] Jacques Riffault, 20 questions pour penser le travail social, Dunod, Paris, 2007
[4] Extrait « Le bilan du jeune poète », Victor, comédien et musicien à l’Esat culturel Cecilia. Pour des raisons de confidentialité, le prénom a été changé.
[5] En partenariat avec le département de danse de l’université de Paris VIII et le master de mise en scène de l’université de Paris X.
[6] Alain Danais, « Etre acteur : plaisir et déboire… », texte écrit pour le bulletin « Spot », édité par l’association TSM (Théâtre en Scène et Marne) – Février 2002. Alain Danais était comédien à l’Esat culturel Cecilia.
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écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de © )
1ère mise en ligne 20 novembre 2015.