Entretien paru sur Lelitteraire.com, 02 février 2005 (En savoir plus).
De James Ellroy, majesté du polar, à “Manou Binocles”, ami des tout-petits, le parcours éditorial de la maison d’édition L’œil d’or navigue aussi sur les chemins de la modernité en danse avec les Mémoires de Loïe Fuller, pionnière de la scénographie. Ces thèmes éclectiques n’ont rien à voir avec les tendances médiatico-littéraires (c’est assez rare pour être souligné) et sont de véritables choix de cœur pour Jean-Luc André d’Asciano. Les désirs de ce jeune éditeur vont vers les sentiers hors normes et les marges de l’édition. Ainsi, Sidi Larbi Cherkaoui…Rencontres, dernier opus publié,
propose un regard sur une expérience réalisée par Sidi Larbi Cherkaoui, jeune chorégraphe contemporain belge reconnu. Au sein d’un atelier de danse, le chorégraphe a accompagné pendant plusieurs mois une troupe de jeunes handicapés et créé avec eux un spectacle, Ook. L’auteur du livre, Joël Kerouanton, est travailleur social auprès de jeunes adultes handicapés dans un Centre d’Aide par le Travail dit “à caractère artistique”.
Leçon d’humilité, l’ouvrage met surtout en avant l’idée qu’il n’existe pas un seul corps adapté à la danse, mais que le mouvement dansé se niche dans tous les corps.
Jean-Luc André d’Asciano y croit.
Depuis quand existe la maison d’édition l’œil d’or ?
Jean-Luc André d’Asciano :
Depuis fin 1999, avec pour premier titre un ouvrage sur James Ellroy dont nous venons d’épuiser le premier tirage à 2500 exemplaires. Un second tirage, revu et augmenté, est prévu en février-mars 2005, histoire de remettre à jour ces entretiens et textes analytiques qui le composaient. Il était paru au moment de la publication d’American Tabloïd ; nous n’évoquons donc pas les titres postérieurs. Dans cette version il y aura une interview de son nouveau traducteur et j’ai écrit un texte sur les différentes évolutions stylistiques d’Ellroy. Nous publions entre trois à cinq titres par an et nous nous efforçons de rester à cinq titres par an.
Votre activité d’éditeur est-elle un travail à temps plein pour vous ?
Je suis éditeur professionnel mais à mi-temps car la maison ne rapporte pas suffisamment pour que je puisse m’attribuer un salaire plein. J’ai une salariée à mi-temps, vivant à Bruxelles. Je ne me paye pas vraiment mais j’écris par ailleurs, j’ai quelques droits d’auteur et je donne des conférences. Auparavant, j’étais enseignant dans un institut de sourds profonds et dans une classe d’enfants trisomiques mais j’ai arrêté. Je reviens ponctuellement à l’enseignement à travers l’animation d’un atelier d’écriture en faculté pour des étudiants de licence.
Présentez-nous les collections, avec leurs noms délicats…
Le nom des collections donne un côté pérenne à une maison d’édition ; j’ai dû m’y soumettre. L’édition est un vrai plaisir mais j’ai des goûts très éclectiques et je me suis dit que ça allait être un vrai casse-tête. D’où ce côté fantaisiste et ouvert. Il y a “Fictions et Fantaisies”, car la seule notion de fiction me semble assez réduite, “Mémoires et Miroirs” car au départ nous avions des textes de mémoires assez inclassables que je voulais publier, avec ce côté miroir de l’imaginaire ; “Plaisirs et Paresses” puisque nous avions deux livres de cuisine et le côté art de vivre me plaisait, puis “Essais et Entretiens”, dont fait partie le texte de Joël Kerouanton que nous évoquons sur Sidi Larbi Cherkaoui et son travail de chorégraphe avec des personnes handicapées. J’étais tenté d’oser davantage de collections mais je vais déjà essayer de remplir et de développer celles qui existent déjà. Même si je compte publier d’autres textes ayant trait à la danse, je ne voulais pas créer une collection spécifique pour la danse.
Connaissiez-vous l’auteur de Rencontres…, Joël Kerouanton, avant de publier son livre ?
Non, c’est vraiment un pur hasard. J’ai reçu le livre par la poste. Joël Kerouanton est travailleur social dans un Centre d’Aide par le Travail à caractère artistique. Il s’occupe de personnes adultes handicapées et est très intéressé par le monde de la danse dans le cadre de son activité professionnelle.
En ce qui concerne plus particulièrement ce texte écrit par Joël, autour du travail de Sidi Larbi Cherkaoui, il s’agit pour moi d’un livre portant non seulement sur la danse, mais aussi sur un acteur trisomique, sur l’intégration des handicapés, sur le handicap et l’art vivant.
Ainsi le monde du handicap ne vous était pas inconnu lorsque Joël Kerouanton vous a proposé son travail sur le projet de Sidi Larbi Cherkaoui ?
J’ai, au départ, un intérêt personnel pour le monde du handicap qui ne m’était pas inconnu et que je comptais défendre. Par ailleurs, la personne qui travaille avec moi au sein de L’œil d’or connaît le monde de la danse, ce qui m’a conduit à demander l’obtention d’une licence de “tourneur” pour pouvoir permettre à des amis qui font des spectacles de danse de vendre leurs spectacles. J’ai donc un pied dans la danse en tant qu’amateur et un pied dans le monde du handicap par mon passé professionnel. Quand j’ai reçu le livre j’ai pensé que les deux concordaient bien.
Le chorégraphe du projet, Sidi Larbi Cherkaoui, est un personnage important de la scène chorégraphique contemporaine ; il est le jeune interprète-chorégraphe dont on parle, la presse est dithyrambique. Quels sont les contacts que vous avez eus avec lui ?
C’était assez curieux car Joël Kerouanton, l’auteur, et Sidi Larbi Cherkaoui ont été très humbles en termes d’égo. Ils étaient attentifs, attentionnés, prêts à reporter nos rendez-vous. Sidi Larbi Cherkaoui s’est vraiment rendu très disponible pour partager ce projet. Ce qui est amusant, c’est que lorsqu’il est venu ici, à mon domicile, il s’est senti très rassuré, face au phénomène de notoriété qui sévit autour de lui actuellement. Qu’une structure alternative, au fonctionnement quasi artisanal prenne ce projet en charge le rassurait.
Ce texte est une formidable leçon de théâtre !
Absolument ; j’ai d’ailleurs questionné plusieurs fois Sidi Larbi Cherkaoui sans détours à propos de ses deux dernières créations réalisées avec des non-danseurs. Je pensais que ces derniers avaient dû avoir des difficultés physiques à danser, mais Sidi Larbi Cherkaoui m’a répondu qu’il n’y avait pas eu de problème et que lorsque l’on est en scène, on agit et c’est tout.
Son souci en tant que chorégraphe est de faire émerger le geste dans l’instant, un geste neuf à partir d’un corps. Ce sont des choses que l’on retrouve en pratique dans les ateliers de danse. Là, il parvient, au bout du compte, à présenter un spectacle éminemment professionnel et il n’y a pas cette espèce de “regardez je travaille avec des gens qui n’appartiennent pas au domaine de la danse…”. C’est un produit fini et il n’y a aucune ambiguïté ; un spectacle construit, avec une qualité technique et visuelle sans failles.
Les termes utilisés dans le livre sont ceux de l’auteur, travailleur social ; ils ne sont pas ceux d’un critique de danse, est-ce ce qui vous a intéressé dans la proposition ? De plus on est parfois dans un langage théâtral plus que chorégraphique (on parle d’acteurs, de metteur en scène…)
C’est vrai, on est dans le “qui, comment, quelle fonction, quel terme”… À la relecture j’avais fait remarquer à l’auteur qu’il utilisait des termes ambigus, lui demandant si c’était un choix. Ce n’était pas un choix mais n’étant pas du monde de la danse, l’auteur ne parvenait pas à qualifier les choses autrement.
Quand j’ai reçu ce texte, je n’avais vu aucun spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui ; j’avais des amis qui aimaient et d’autres qui détestaient, on retombait toujours sur cette question “est-ce toujours de la danse, est-ce encore de la danse ?” (d’ailleurs Sidi Larbi Cherkaoui travaille sur un futur spectacle lié au cirque). Cela m’a intrigué et lorsque j’ai eu le livre entre les mains, je trouvais que l’on pouvait très bien le lire sans avoir vu les spectacles. Il y a une description réelle de l’ambiance et de la scène qui fonctionne très bien. Un regard de spectateur est vraiment donné. Cette façon de parler de plusieurs spectacles d’un point de vue de spectateur pur, au point que celui qui n’a pas vu les spectacles puisse quand même lire le livre et ressentir l’émotion, les interrogations et parfois la gêne qu’ils suscitent est très appréciable.
J’avoue aussi avoir eu en main plusieurs grands textes critiques sur la danse dont certains m’ont vraiment impressionné (par exemple Poétique de la danse contemporaine, de Laurence Louppe, paru aux éditions Chiron en 2000). D’autres sont plutôt des textes journalistiques assez jargonneux, qui tournent en rond et essaient d’ériger la danse en quelque chose d’inatteignable.
Je suis content de voir que l’auteur n’est pas critique ; il n’a pas feint de l’être et n’a pas fabriqué un texte lourd avec des mots complexes, une analyse quasi métaphysique. Il n’en avait techniquement pas l’envie et il a résolument adopté le parti pris inverse de faire un texte simple et j’avoue que c’est aussi ce qui m’a beaucoup plu.
Le questionnement de l’auteur sur la manière de verbaliser les émotions qu’il ressent est aujourd’hui la question incontournable soulevée par le spectacle vivant et la danse en particulier : comment parvenir à mettre en mots ce qui est de l’ordre du visuel, du non-verbal, dans un certain rapport au temps ?
N’est-ce pas aussi une tentative de casser cette forme d’élitisme qui entrave encore parfois la réception de la danse contemporaine ?
Il y a des spectacles très joyeux et drôles. L’intérêt de la démarche de l’auteur, travailleur social dans un centre d’aide par le travail, toujours en relation avec des personnes handicapées, est qu’il adopte ici un point de vue de spectateur. Sidi Larbi Cherkaoui a travaillé en tant que chorégraphe avec un groupe de personnes handicapées. Au final, il propose un spectacle riche en émotions. En réponse à cela, Joël Kerouanton, en tant que personne accomplissant un travail analogue, n’a pas oublié que le but final n’est pas l’insertion des personnes handicapées, mais la construction d’un spectacle qui provoque de l’émotion et qui dise quelque chose. Ce qui revient à se poser des questions sur ce qu’est cette mise en scène, ce travail proprement dit. J’ai bien senti que l’auteur était “soufflé” par cette scène où les acteurs mettent en scène la maternité… Jamais Joël Kerouanton n’aurait osé réaliser cela dans son travail quotidien, ou même l’évoquer ; mais là, oui, il fallait oser, il fallait oser traverser cette idée.
Je crois qu’avec les personnes handicapées, quelles qu’elles soient, mais aussi avec les autres, le geste juste, celui qu’on attend, ne va pas être celui qui sera répété, ce n’est pas forcément le geste dit “technique”. Là, au-delà de toute émotion, le geste a germé, a émergé de manière “naturelle”, et cela renvoie à la personnalité très profonde, à l’intime ; à la personnalité même de l’interprète sur scène, de ses possibilités intrinsèques.
Dans l’ouvrage, on peut lire, et cela éveille un sentiment très fort (…) il faut capter la différence par rapport à la personne handicapée… Combattre l’idée du manque chez les personnes handicapées… Sidi Larbi Cherkaoui parvient à provoquer un renversement de la pensée : la personne handicapée apporte du geste, de la matière, de l’émotion.
La personne handicapée transfigure les choses. Je dois dire que toutes les personnes handicapées que j’ai rencontrées sont nées handicapées. Elles possèdent bien en elles la notion de différence, mais pas la notion du manque, puisqu’elles n’ont jamais connu d’autre situation “corporelle” que la leur, d’autres façons d’être, d’autres situations.
Ce livre a révélé, lorsque nous nous rencontrions avec Joël Kerouanton et Sidi Larbi Cherkaoui, ayant tous les trois travaillé mais de manière différente auprès des personnes handicapées, des difficultés concernant la terminologie à employer. Évoquer un des acteurs, Marc, en le présentant comme “trisomique” est très dur mais c’est le vrai terme ; dire “mongolien” c’est absurde, mais dire “personne ayant un problème de chromosome” serait de la pure hypocrisie. Nous étions face à de vrais soucis de dénomination y compris par rapport à d’autres personnes de la troupe parce qu’il y avait aussi des acteurs dits “psychotiques”, qui eux ne sont pas des “handicapés”. Nous étions confrontés à ces notions catégorielles complexes où la meilleure solution pour être respectueux était d’utiliser des termes strictement médicaux.
Du coup, nous avons adopté la méthode de Sidi Larbi Cherkaoui. Dans la présentation de ses spectacles, il ne dit pas que la troupe est constituée de danseurs handicapés. Mais l’auteur, et moi en tant qu’éditeur, avons réalisé que ce qui, entre nous, était de l’ordre de l’évidence devenait plus compliqué quand il s’agissait de l’exprimer dans un texte écrit destiné à un grand public. Par rapport aux acteurs c’était rentrer dans quelque chose qui les concernait au premier plan. Nous avons donc préféré nous en abstenir sinon il aurait fallu tout expliquer. Un névrotique n’est pas un psychotique, qui n’est pas un trisomique… etc. C’était assez étonnant de voir que nous étions confrontés à cela et que nous n’avions pas vraiment trouvé de solutions. On voit là combien le monde du handicap, très dense, communique peu (ou pas) avec le reste du monde : on ne sait même pas comment établir les contacts, comment aborder les personnes, et la notion même de présentation devient compliquée.
Ce livre est un texte rare, de fond, sur la danse et le handicap…
Oui, je ne connais pas beaucoup d’autres textes qui traitent de cela spécifiquement.
Je ne m’inquiète pas pour le devenir du livre. Nous sommes une petite structure et nous avons une “bizarrerie” technique : tous nos livres se vendent mieux l’année qui suit celle de leur publication, moment où l’on se diffuse. Comme la presse est toujours un peu tardive et que les libraires attendent la presse, nous sommes dans une logique plus lente. Nous sommes répertoriés dans les FNAC… mais cela n’a pas encore entraîné de commandes car elles attendent de voir ce qui se passe.
En France, Mathilde Monnier a effectué un travail de danse et handicap il y a une dizaine d’années. Mais peu d’initiatives se sont développées par la suite. Connaissez-vous d’autres lieux où un tel travail a été entrepris ?
Le Canada, la Belgique et la Hollande travaillent beaucoup sur ce genre de choses. La France a un gros déficit dans ce domaine-là.
Est-ce dû à une législation française très protectionniste ?
Oui, mais de manière douteuse. Si vous êtes parents d’un trisomique ou d’un autiste, il peut être pris en charge jusqu’à ses 18 ans mais au-delà, vous devez vous débrouiller. Tous les trisomiques ne sont pas indépendants comme Marc, l’acteur principal, certains sont très dépendants, et il n’y a rien à y faire. Pour les autistes, il y a une grosse structure sur Paris, autrement il n’y a quasiment rien. Les familles vont alors vivre en Belgique car il y a là bas la possibilité d’un suivi en hôpital de jour. Je suis très perplexe par rapport à la France, pays centralisé et étatique, car certains présidents ont été touchés dans leur famille par le handicap. Mais étrangement on est dans un refus total de cela ; c’est assez étonnant.
Les CAT n’ont pas du tout la possibilité de travailler avec des troupes nationales ou internationales. C’est vraiment incroyable. En France un théâtre a beaucoup travaillé avec des sourds profonds, sur la gestuelle de la scène, mais en dehors de cela, ce sont souvent de petites actions ponctuelles. Travailler avec un handicapé physique pose des problèmes structurels mais pas en matière de mode d’approche ; par contre, travailler avec des personnes ayant des difficultés “psychiques” — pour utiliser un terme vaste — est beaucoup plus compliqué. J’ai rarement vu des choses comme ça.
Il faudrait déjà qu’il y ait plus de six CAT artistiques en France.
La danse a ceci de particulier : elle met en avant la dimension émotionnelle et perceptive du corps. Il faudrait donc que les compagnies puissent entrer en contact avec les personnes handicapées qui ont, elles aussi, un rapport à leur corps particulier. Mais comment mettre cela en oeuvre ?
Il ne faut pas non plus tomber dans la parade. L’intérêt de Sidi Larbi Cherkaoui est qu’il se situe totalement hors de la prise d’otage sentimentale, il n’est pas dans le spectaculaire. Il présente son groupe comme un groupe d’artistes, et c’est tout.
C’est sa manière d’être didactique et de casser cette difficulté de réception de la danse contemporaine qui existe encore. Lorsque je travaillais avec des enfants sourds, j’avais fait venir une petite troupe de danse et les enfants étaient émerveillés ; tout d’abord par le côté performance physique, avant l’aspect esthétique du propos. Ils se disaient “c’est ça la danse ? Je peux courir, sauter comme ça ?” Ils voulaient prendre des cours. La notion de narration était pour eux totalement dépassée puisque le spectacle était peu sonore ; ils avaient envie de participer à quelque chose de ce type, et voir d’autres spectacles. Mais évidemment nous n’avons pu faire venir une compagnie, car il aurait fallu la payer et là on est au coeur du problème : comme il n’existe aucune structure permettant la réunion de ces protagonistes, cela ne s’est pas fait. C’était il y a plus de dix ans…
Le rapport entre danse et personne handicapée permet de développer la créativité, l’imaginaire — ce qui est impossible ailleurs et est laissé de côté dans l’ensemble des activités liées au corps qu’ils pratiquent, plus souvent de l’ordre d’une “rééducation”. Là, le travail de Sidi Larbi Cherkaoui leur a permis de creuser cet imaginaire du corps.
Il y a tout de même une notion d’esthétique qui les intéresse. Il ne faut pas être malhonnête, dans le handicap physique ou mental, la personne handicapée a une conscience aiguë d’un manque d’esthétique, d’une image de soi abîmée, même sur le plan psychique, l’image du corps est abîmée. Proposer une sublimation de l’image de son corps par la danse (ou le théâtre) est véritablement un moyen de reconstruire quelque chose et de trouver à exprimer une forme de beauté par le biais d’un corps perçu comme abîmé, y compris par lui-même. Il y a un processus de réconciliation avec soi qui peut être très fort. L’œuvre d’art corporelle atteint vraiment des choses denses en soi, avec tout ce qui concerne le corps, son esthétique et la capacité du corps à être désirable. Ce n’est pas rien d’évoquer en scène des hommes et des femmes qui sont face à des désirs, parfois sexuels. Or la danse permet d’exprimer tout cela. Une manière de dire aux spectateurs de bien regarder le désir mis en scène. Tout n’est pas innocent et le handicap ne retranche absolument rien de l’humanité de l’être. Tout doit pouvoir être envisagé, ce qui est très important.
La sexualité des personnes handicapées est aussi de l’ordre du tabou…
Oui, et ici cela a été transgressé. Ce n’est d’ailleurs pas ce qu’il y a de plus simple à jouer pour les acteurs. Mais c’est intéressant de dire que le corps, handicapé, est là, présent, incarné. Un lien supplémentaire que le spectateur peut accueillir.
Comment avez-vous connu le monde de la danse ?
Pas du tout par la pratique, mais j’ai eu l’occasion de travailler avec Giovanni Lista, historien italien, lors de la préparation de son énorme ouvrage La scène moderne et j’avais fait beaucoup de recherches. Elles m’ont donné une connaissance plutôt théorique de la danse. Je n’avais pas vu beaucoup de spectacles. De là, je m’y suis intéressé davantage, j’ai vu des spectacles et cela s’est accéléré de deux manières. Il m’a proposé le manuscrit des mémoires de Loïe Fuller, Ma vie et la danse, paru à l’origine en 1908 aux USA et en France et qui n’avait jamais été réédité. Il n’était même pas répertorié à la Bibliothèque Nationale : c’était devenu un introuvable. C’était un très beau cadeau de sa part. De là, une collègue de travail très liée au monde de la danse m’a fait découvrir d’autres choses.
D’autre part, le Centre National de Danse nous a contactés à la suite de la sortie des mémoires de Loïe Fuller. J’étais impressionné qu’une structure étatique nous contacte. Nous avons signé deux contrats de coédition : l’un pour un livre concernant les lettres et journaux écrits de 1912 à 1943 par O. Schlemmer (artiste-chorégraphe allemand) dont C. Rabant est le traducteur. L’autre livre concerne Hijikata, fondateur de la danse japonaise butô à la fin des années cinquante. Ce sont des textes courts, des choses étranges et curieuses que la pensée et les réflexions de ce personnage. P. De Voos a commencé le travail de traduction mais nous sommes dans l’expectative car la veuve de Hijikata est décédée il y a quelques mois et nous ne savons pas ce qu’il adviendra aujourd’hui de la poursuite de ce travail.
Ces deux projets sont coédités avec le Centre National de Danse mais dans les deux cas, des difficultés d’ordre technique ralentissent la suite des travaux.
Vous diffusez vous-même vos publications ?
Oui, nous sommes également diffuseurs pour quelques petites maisons amies. En ce qui concerne nos rapports avec les libraires, je dirais qu’il y a trois catégories de libraires. Tout d’abord ceux qui ne travaillent qu’avec les grosses maisons d’éditions et pas avec les indépendants ; ce n’est pas la peine d’essayer de travailler avec eux. Puis ceux qui trouvent nos livres intéressants mais qui n’ont pas envie de nous soutenir parce que s’occuper des petits éditeurs occasionne un surcroît de travail et enfin, il y a les libraires qui ont leur identité et avec qui nous travaillons. Ceux-là sont les moins nombreux, et je peux dire qu’il y en a un pour cent mille habitants, c’est-à-dire un par arrondissement à Paris et dans toutes les villes de plus de cent mille habitants. Nos livres sont donc plus difficiles à trouver dans les villes de moins de cent mille habitants.
Quel type d’ouvrage aimeriez-vous plus particulièrement publier concernant la danse ?
Nous avons — involontairement — créé des livres sur la danse dont la particularité est qu’ils ne proposent pas d’images ; ils sont loin de l’habituel déballage photographique. Rencontres… est un livre à moins de 15 euros, accessible à tous. J’ai des échos de chorégraphes qui auraient envie de faire des choses comme ça. Il y a vraiment beaucoup de possibilités dans ce domaine. Je suis ouvert.
Quelles seront vos prochaines publications ?
Courant mars 2005, je vais publier un traité de peinture de Cenino Cenini, qui a été élève de Giotto. Il s’agit du premier traité de peinture de l’histoire occidentale, rédigé en 1437. Il explique comment aborder une toile, comment peindre un visage… et bien d’autres choses. Ce livre est au programme de toutes les écoles d’art italiennes mais, paradoxalement, il est introuvable en France.
propos recueillis par Pascale Orellana le 23 février 2005.
Joël Kerouanton, Sidi Larbi Cherkaoui… Rencontres, L’œil d’or, coll. “essais et entretiens”, 95 p. — 12,00 €. |