Joël Kérouanton
  • Écrivain
  • Atelier Écrire dans la ville

De: Pauline MIEL <pauline.miel@raconterlavie.fr>
Objet: « Déclaration d’amour et d’anxiété » / en 2 temps
Date: 26 novembre 2014 11:44:19 UTC+1
À: Joel kerouanton <infos@joelkerouanton.fr>

Bonjour,
Voilà, j’ai édité votre texte.
Vous avez une très belle langue, c’est évident.
Seulement, parfois, pour les critères qui sont les miens, c’est trop confus.
J’ai essayé de délayer, de donner de l’air, etc.

De votre texte, nous pouvons en faire 2, ce sera mieux.
Je vous envoie les documents en pièce jointe.
Le 2e, la nouvelle, je n’ai pas fini de l’éditer, mais je voulais d’abord voir avec vous si cela était envisageable, cette séquence.

J’espère que cela vous conviendra.

Bien cordialement,

Pauline Miel, web éditrice
pauline.miel@raconterlavie.fr
www.raconterlavie.fr


De : Joël Kérouanton <infos@joelkerouanton.fr>
Objet : Rép : « Déclaration d’amour et d’anxiété » / en 2 temps
Date : 8 janvier 2015 07:12:16 UTC+1
À : Pauline MIEL <pauline.miel@raconterlavie.fr>
Cc : Joel kerouanton <infos@joelkerouanton.fr>

 

Bonjour,

j’ai tardé à vous répondre mais nous y voilà. Il me fallait bien comprendre vos intentions.

La séquence 1 et 2 font partie pour moi d’un même geste et d’un même projet littéraire. Je ne vois pas comment on peut les dissocier.
D’autre part les coupes que vous suggérez sont trop importantes et enlèvent le sens même du texte, le désincarne. Sauf à couper à la marge – je ne suis pas opposé à cela – nous allons donc laisser tomber le projet de partager ce texte aux lecteurs sur le site raconterlavie.fr. Je ne crois pas que votre plateforme soit adaptée à ce genre de récit. En somme, raconterlavie.fr ne peut pas raconter (toute) la vie, notamment des sujets sensibles comme le rapport entre un auteur exerçant en France et des personnes analphabètes issues de l’immigration. C’est un  fait : les zones les plus délicates (et donc les plus pertinentes à mettre au travail de l’écriture) ont été coupées.

Plus que le témoignage lui-même, j’ai souhaité que soit restituée la façon dont l’auteur invité reçoit ces témoignages. Ce récit privilégie une approche constructiviste et interactionniste : pour comprendre la situation, il est important de définir d’où parle celui qui l’énonce car le témoin n’est pas une machine, et c’est par le prisme de sa sensibilité qu’il va restituer ce qu’il voit, entend… Je ne suis pas ici un passant qui vient recevoir un témoignage pendant une heure. Ce qui est montré ici est l’évolution de la relation, dans le temps, les ratés aussi bien que les succès : rien ne va de soi dans ce genre d’expérience et il s’agit de montrer autant l’envers que l’endroit du « décors ».
En somme, ce qui vous intéresse est la vie de ces femmes venues d’ailleurs plus que la façon dont elles se mettent en relation avec autrui. Ce que je comprends tout à fait, mais dans ce cas il vous faut vous tourner vers des textes à dimensions journalistiques ou vers la sociologie d’enquête. Et encore, ces modes de restitutions mettent de plus en plus au travail la subjectivité du professionnel.

Toutes vos propositions ne sont pas à rejeter – je vous remercie pour votre très gros travail – , mais globalement le décalage est trop important entre mon intention de départ et la façon dont cette intention est transformée par vos coupes. Plus précisément :

La proposition de titre : « là pour le verbe », sous-titre : « atelier d’analphabétisation » : je comprends votre soucis de précision et de communication, mais les personnes de l’atelier seront certainement en désaccord avec cette façon de faire : elles adoraient le titre « déclaration d’amour et d’anxiété », c’est même l’une d’entre-elle qui l’avait trouvé. Ce titre disait justement que tout cela est une affaire de rencontre (parfois houleuse) entre un écrivain et un groupe, et que ce partage du sensible dépassait de loin l’aspect fonctionnel, stigmatisant de l’atelier d’analphébitsation (d’ailleurs le nom exact est « atelier d’apprentissage langue seconde). En d’autre terme vous transformez en « fonctionnel » un lieu et un temps qui mettait en avant le hasard, la rencontre, le long terme, l’émancipation.

Citation : « Notre vie là-bas ne ressemblait à rien, la routine qui tue ». Cette citation ne reflète en rien le propos du texte… : ce texte tente de restituer le point de vue très subjectif d’un auteur immergé dans un atelier d’alphabétisation, et non, comme vous le laissez entendre par cette citation, la mise en avant du point de vu de femmes analphabètes. Ce n’est vraiment pas la même chose. Mette en avant le strict point de vu de femmes analphabètes est davantage la démarche de l’écrivain public, qui enregistre les témoignages et les restituent en dehors du contexte de leur fabrique, en ayant le soucis de disparaitre du propos final. C’est intéressant, utile, même indispensable pour certains. Mais ce sont souvent, de mon point de vue, des textes sans grandes forces littéraires.

Coupes
Globalement, vos coupes nient :
– le décalage entre le narrateur et les femmes, son approche à la culture de pays étrangers.
– le rapport à la langue des femmes, ce rapport est même enjolivé, et cela va jusqu’à une réécriture de leur phrase, de façon à ce qu’elle apparaisse parlant bien le français (page 6 et 7 : Écrits de la Dame – passés au tamis (selon sa propre injonction))
– la relation, parfois d’amitié, parfois de séduction dans les rapports entre l’auteur et les femmes de l’atelier. Le récit restitue ; il ne dit pas  : « c’est mal » ou « c’est bien ». Il dit : « ça s’est passé comme ça ». Au lecteur de faire son point de vue, mais le lecteur n’est pas dupe : il sait bien que tout n’est pas rose et que les expériences comme celle-là ne rencontrent pas que ambiances bisounours.

Enfin, je crains que ces coupes n’entretiennent l’idée somme toute très catholique comme quoi un auteur va écrire dans un lieu de relégation par charité, pour le bien de l’humanité. Mais non, il va juste écrire pour renouveler son propos et comprendre le monde, et les (belles surprises) arrivent de surcroit.
La référence à François bon a été enlevé, si bien que mes emprunts deviennent plagiat puisque la source n’est pas citée.
Le rapport à la langue. C’est toute une partie qui a été supprimé – pour moi l’essence du texte – car c’est ce rapport à la langue, sujet de domination ou d’émancipation, qui est le « noeud » du texte et le « noeud » des ateliers d’analphébisation. Si cela disparait, le récit n’a plus lieu d’être. Alors c’est vrai que c’est complexe (j’imagine que c’est ce que vous nommez «  confus » dans nos échanges mail), mais le monde et cette question est complexe, et il n’y a aucune raison de simplifier ce qui ne peut l’être.

J’espère que vous comprendrez mes réflexions et réactions, et le temps que j’ai mis pour les formuler. Votre travail sur ce texte était important, ma réponse devait l’être tout autant.

Bonne journée
Joël Kérouanton