Plus j’avance en âge, plus ma culture s’avère trouée. Au regard des œuvres à paraître dans le monde chaque jour, j’ai l’impression d’être un lecteur ou un spectateur quasi abstinent. Même avec une Scène Nationale à 300 mètres de mon domicile (Saint-Nazaire). Aussi, je vois les spectacles par procuration. Un spectacle à Strasbourg ? On me le raconte. Un à Bruxelles ? Itou. Un autre à Montréal ou Singapour ? Itou itou.
Dernièrement c’était à Marseille, où j’ai invité un ami à se rendre à un spectacle et à me le raconter. J’ai donc assisté à Une excellente pièce de dansede Thomas Ferrand par procuration. Un peu comme l’écrivain Édouard Glissant qui, la santé fragile, préféra dépêcher sa femme sur l’île de Pâques, afin qu’elle lui restitue son regard et lui permette d’écrire sur ce lieu rêvé où il n’avait jamais été. Ou comment parler d’une pièce que l’on n’a pas vue, dirait-on dans le cas présent.
Thomas Ferrand, je l’avais rencontré récemment à Rennes, à l’occasion d’un séminaire (la poétique du politique) où je posais mes fesses en tant qu’auditeur libre. Il m’avait fait rire, Thomas Ferrand, avec sa version saccagée du Don Juande Molière, alors qu’il n’avait pas lu Don Juan de Molière. Il m’avait aussi interpellé avec ses tirades psychologico-esthétiques comme « ce qui est à jour aujourd’hui c’est la pulsion, la pulsion est quand même l’ennemi de la réflexion (…) aujourd’hui c’est celui qui a la plus grosse, la plus longue, ça ne va pas plus loin. (…) il faut se remettre à la guerre, il faut produire des désastres, créer une commotion avec le public, le spectateur, et prendre le risque que ça soit mal reçu ». Bref, le genre de type qui pense que le théâtre, tout le théâtre, est ontologiquement politique. Le genre de type qui par son langage parlé donnait envie d’en savoir plus, et notamment d’assister à ses spectacles.
Mais les spectacles vivants ne sont pas comme les livres, ça ne se regarde pas lové dans son canapé. Faut se déplacer, parcourir souvent 500 kilomètres si on veut être certain de ne pas rater la dernière avant que le spectacle vivant ne soit mort. Et je n’ai jamais pu faire un « Saint-Nazaire-Caen » ou un « Saint-Nazaire-Vanves » voire un « Saint-Nazaire-Marseille » pour assister au travail de Thomas Ferrand. Pas eu l’occasion. Pas eu l’argent. Pas eu le temps. Pas eu l’envie.
Quand j’appris qu’une pièce de Thomas Ferrand passait à Marseille, et que mon ami marseillais était disponible, je n’ai pas hésité, je m’y suis rendu par procuration. Une façon de prolonger mes recherches sur le spectacle vivant, une façon aussi de maintenir vivant un lien d’amitié à distance. En somme, mettre en acte, pour ma petite vie personnelle, les beaux principes oeucuméniques du théâtre et plus globalement de l’art : sans Une excellente pièce de danse, jamais nous nous serions téléphoné un jeudi matin pendant une demi-heure, nous ne sommes pas du genre à nous raconter nos vies comme ça.
Ce soir d’octobre c’était donc Une excellente pièce de danse à la Friche Belle de mai, à Marseille, à l’occasion du festival Actoral. « Cette pièce, dira le metteur en scène sur la plaquette, c’est de la peinture et de la durée. Le temps y est suspendu, les signes y sont perturbés. Du feu, du sexe et quelques théories. » Le programme d’une vie, quoi. Thomas Ferrand le formulera autrement sur le site de l’Office de diffusion et d’information artistique de Normandie : « Avec cette nouvelle pièce, j’ai voulu réaliser, dans la continuité de mon travail, un poème scénique, sans logique apparente. Deux figures sur le plateau (un musicien et un danseur) sont égarées sur ce qui pourrait être une île, ou un lieu abstrait et limité. Une pièce qui a plus à voir avec la peinture que le théâtre et la narration, et dont l’intérêt n’est autre que de créer des sensations de dilatation de temps et d’espaces, de provoquer des commotions« . À n’en pas douter ça allait faire mal, mon ami marseillais était prévenu mais il n’était pas né de la dernière pluie : il avait des kilomètres de spectateur au compteur.
C’est un beau concept, cette écriture par procuration. Mais la réalité est parfois plus délicate. L’ami marseillais n’a pas aimé Une excellente pièce de danse. Il n’est pas rentré dedans – comme on dit. Il semble ne pas être le seul à éprouver cela : le public, plutôt branché – « arty » dira l’ami marseillais -, était aussi réservé. Pourtant il en mange des formes hybrides, des pièces transgenres, des ovnis scéniques. Mais là ça n’a pas pris. Y a des soirs comme ça, ça ne veut pas, allez comprendre. C’est le jeu, c’est l’enjeu du spectacle vivant. En cela on ne peut que remercier Thomas Ferrand et les performeurs d’avoir joué le jeu.
Ce n’est pas que l’ami marseillais n’a pas aimé, on le sait bien, tout ça est plus complexe que le « j’aime » ou « je n’aime pas ». « C’est lent, me soufflera-t-il lors de notre échange téléphonique le lendemain, très lent. Tout dans la retenue, dans la déconnexion du jeu et du temps. On pourrait même dire : dépassionné ». Pourtant tous les ingrédients auraient été réunis pour que ça explose, mais cette composition en direct aurait fait pschitt. Comme si le metteur en scène faisait des spectacles qu’il jetait à la mer : s’il y a une ou deux personnes qui adhèrent, c’est bien. Ce qui ne fût pas du tout du goût de l’ami marseillais : « La
performance en général, pour moi ce doit être spontané, c’est une dénonciation, c’est une revendication… Mais quelle est l’intention de départ ici ? Qu’est-ce qui a animé le metteur en scène ? »
L’atmosphère de la pièce rappellerait le film Gerry de Gus Vant Sant, ou encore une évocation d’un Robinson Crusoé contemporain, teinté de Beckett pour l’absurdité, mais sans dialogue ni système. « C‘est un spectacle contemporain plus trop contemporain, déjà vu depuis les années 70. Bon y a de l’expérimentation sonore, mais j’ai démarré ma vie culturelle il y a 25 ans avec ça » soulignera l’ami marseillais. Septique, soit, mais non moins aux aguets : son temps aurait été curieusement suspendu, saisi par ce qu’il nomme « du muet total, tout le long ». Tandis que le public se serait impatienté, lui, l’avide de nouveauté, le chasseur d’art sur les sentiers de randonnée de Marseille, n’a regardé sa montre qu’au bout de 45 minutes. Il n’aurait pas vu le temps passer, preuve en est qu’il aurait été, quoiqu’il en dise, happé par cette proposition.
n première serait évidemment fausse. De toute façon si l’ami marseillais avait décroché au bout de 10 minutes, je me serais efforcé, peut-être par goût du jeu, d’émettre
l’hypothèse que le spectacle a produit du rêve et fut un terrain fertile pour y branler son i
nconscient.
Satisfait d’avoir découvert cette nouvelle salle de spectacle à La Friche Belle de Mai (les récents travaux ont du bon !), l’ami marseillais en est sorti avec un goût amer. Je le connais suffisamment pour savoir qu’il y serait allé en espérant qu’il s’y passe quelque chose. Même si pour lui les spectacles sont des petites balises qui l’aident dans ses navigations existentielles (il ne s’attend jamais à d’immenses phares), il se serait dit que ce spectacle allait changer la donne. Il ne l’avouera jamais mais il aurait rêvé d’un choc. D’un emballement. D’une nouvelle perspective. D’un corps à corps total. D’une effusion comme jamais. Il aurait rêvé qu’il ne s’en remette pas. La déception serait à la hauteur de l’attente :
Ça vient de la performance, ça fait de la performance mais ils n’en sont pas sortis (de la performance).
cher ses mômes, l’ami marseillais avait toujours des choses à raconter par téléphone, il parlait mais toujours avec beaucoup de retenue, jamais il ne s’enflammera comme l’av
aient pu le faire les performeurs.
1ère mise en ligne le 4 octobre 2014 et dernière modification le 24 novembre 2014