« (…) te dire que tes textes, qui datent parfois de 70 ans, restent toujours une belle expérience de lecture. Te dire que ta pensée est toujours soutenante quand j’ai besoin de bâtir des situations d’écriture, d’éducation, de formation – même si tu ne peux faire école, tu es là en renfort. Te dire que tu es devenu vintage, à tel point que t’écrivant, j’emprunterais bien quelques-uns de tes mots – je dis bien quelques-uns. Ta pensée a pris une patine très heureuse avec le temps, pourquoi s’en priver ? Mais je n’enfilerais pas ton pull-over, j’enfilerais juste quelques-unes de tes chaussettes, ça me suffira pour parler un peu de moi, de ma pensée, de ma fabrique, de la façon dont tu m’as suivi partout (…) » [1]
Ni mouvement, ni méthode, ni système, ni pensée vulgarisable, Fernand Deligny est un roc. Ses mots, leur agencement, la structure même de ses phrases ne peuvent s’enseigner, se transmettre. Ce poète-étologue, comme aimait se qualifier cet éducateur, est une île, un château-fort, avec ses remparts imprenables.
Comprendre l’errance et la consistance de sa pensée, c’est d’abord écrire à ses côtés. Et, tant qu’à faire, s’adresser directement à lui. Lui dire en quoi je fais parti comme lui, comme « eux, là », des « humains d’espèce ». Lui dire pourquoi je crée, et pas toujours dans des lieux où ça va de soi. Lui dire que penser c’est se mouiller. Et tenir position. Garder le cap. Tirer un fil.
D’aucuns diront : s’adresser à un homme qui ne peut plus répondre, n’est-ce pas un peu facile ? Peut-être. Mais correspondre fut sa façon de vivre, à Deligny : des milliers de lettre envoyées à ses amis pédagogues, intellectuels, artistes. Des milliers de lettre reçues, aussi. Poursuivre ce mode d’écriture allait de soi. C’était, m’a-t-il semblé, une façon pertinente de faire vivre son œuvre.
Pour aider Deligny à rester vivant, je n’ai pas hésité, j’ai éprouvé l’expérience de sa langue, je l’ai samplé, j’ai réutilisé son travail à la lueur du mien – éduc’(acteur), (dé)formateur, écri(vain). Une façon de réinvestir des éléments d’une histoire de l’éducation spécialisée et de la pensée, une façon de rendre hommage à ses écrits, au risque que cette histoire, cette pensée, cet art de faire, disparaissent.
Saint-Nazaire / Février 2014
[1] Joël Kérouanton, Lettre à Fernand, texte écrit et lu à l’occasion des 30 ans du Collège international de philosophie, sous le titre : L’étai Deligny – une pensée de la fabrique (qui me suit partout), Palais de la Découverte, juin 2013.
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