NOTE DE LECTURE DE « TROUBLE 307.23 » PAR FÉDÉRIQUE DEBOUT, PUBLIÉ EN JUIN 2011 DANS CHAMP PSY, N°59. Lire aussi dans CAIRN.FR
Frédérique Debout, psychologue clinicienne, membre du Laboratoire psychanalyse, santé et travail de Christophe Dejour, secrétaire de rédaction de «Champ psy» et membre du Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire. Au Vent se lève, Paris 19ème, 22 mai 2012.
Joël Kérouanton est éducateur spécialisé de formation. Il a travaillé pendant de nombreuses années en établissements et services d’aide par le travail (Esat culturel). Il travaillait alors à l’insertion par les arts du spectacle d’adultes en situation de handicap. Il anime aussi des chantiers d’écriture auprès de jeunes et d’adultes. Il est formateur à l’IRTS d’Île-de-France (Institut de travail social et de recherche sociale), essentiellement autour de l’écriture des pratiques professionnelles et des médiations créatives.
Il a publié de nombreux articles et ouvrages sur la question de l’art comme medium d’insertion social d’adultes atteints de troubles psychiques1. Il a collaboré avec de nombreux artistes agissant aux frontières de l’art et du social comme par exemple le cinéaste Sami Lorentz, le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui ou encore le metteur en scène et directeur artistique de l’Esat Chapiteaux/turbulences 2!, Philippe Duban lui-même, mis en scène à son tour dans l’ouvrage dont il est question ici, Trouble 307.23.
Joël Kerouanton n’est donc pas analyste, ni même psychiste de formation et pourtant il se saisit de mots de la psychiatrie qu’il détourne et sort de leur contexte pour porter un message sur la maladie mentale et la place que nous lui faisons. Rien d’étonnant donc qu’il publie ce petit opuscule poétique aux éditions du Champ Social, dans la collection « Collectif psy » tout comme l’avait été Un monde sans fou de P. Borel.
Passons très vite sur la richesse des références dont se réclame l’auteur tant dans le domaine philosophique qu’artistique ou littéraire et citons notamment Descartes, Lautréamont, Artaud, De Nerval, Cervantès, La Bruyère, Diderot, Nietzsche, Van Gogh, Dubuffet, Sade et bien d’autres. On en retiendra deux principales : Sébastien Brant et Michel Foucault.
Le livre se construit autour de la rencontre entre le narrateur écrivain et artiste, un éducateur spécialisé qui ne dit pas son nom mais qu’on devine être l’auteur et d’un « théori/clini/musi-cien » qui ne nous est pas présenté non plus mais que l’on devine être Philippe Duban. Les deux hommes se rencontrent autour de l’œuvre de Brant et celle de Foucault, plus précisément autour de L’Histoire de la folie à l’âge classique. Des rencontres mensuelles, dans un lieu unique (un bureau roulotte), à date et heure fixe et rythmées par une relecture de 100 pages de Foucault.
Le projet réunissant les deux hommes : immortalisé par Bosch, la Nef des fous de S. Brant est un recueil de 116 poèmes, 116 portraits que Philippe Duban, dans le rôle du « théori/clini/musi-cien » demande à l’éducateur spécialisé (qui n’en est désormais plus un) de sélecter, d’échantillonner. Cette création nouvelle est une mise en voix des textes autour de la folie par les artistes « turbulents ». Tout comme l’œuvre originale est déconstruite en vue d’une création artistique nouvelle, les identités professionnelles elles-aussi sont redéfinies et réinventées « […] et peut-être est-ce cela qu’avait souhaité Sébastien Brant, introduire le trouble chez le lecteur, le trouble de ne plus réellement savoir à quel monde il appartient. Ni où se situe la raison » (p. 13).
C’est cette notion même de « trouble » qui jette aujourd’hui le trouble dans la psychiatrie et notre société car elle a évincé le concept de « symptôme ». La psychiatrie est désormais victime de son succès ce qui n’a pas été sans conséquences sur la clinique elle-même. Des nouvelles catégories sont apparues comme par exemple la personnalité dépendante, sans oublier ce vaste champ médicalisé de manière généralement outrancière… la dépression. Face à cette santé mentale toujours plus étendue et colonisatrice qui hisse le coaching comme remède universel à la souffrance, la psychiatrie publique s’est vue pillée et les pathologies les plus graves délaissées, voire même menacées dans la reconnaissance de leur existence-même. Le prochain DSM provoque à ce sujet débats et controverses…
Rendre Foucault vivant, une folie ? Pas vraiment. Foucault, on en fera ce qu’on en veut. On le suivra non sans enjeu. D’ailleurs sa préface est un pied d’appel : « Je voulais que ce livre se recopie, se fragmente, se répète, se simule, se dédouble, disparaisse finalement sans que celui à qui il est arrivé de le produire, puisse jamais revendiquer le droit d’en être maître (p. 8). » Ce n’est pas un commentaire ni une reprise de Foucault que nous livre Joël Kérouanton mais bien l’application de ce que le philosophe voulait : la pensée en marche. Il ne s’agit plus ici de respecter scrupuleusement le texte, de l’idolâtrer mais bien de le démonter, le fragmenter, le sampler dirait-on aujourd’hui. La pensée n’est pas un monument mort mais bien un texte vivant que nous sommes en charge d’animer en la déconstruisant et en la reconstruisant.
Un sample (en anglais) est un extrait de musique ou un son réutilisé dans une nouvelle composition musicale, souvent joué en boucle. L’extrait original peut être une note, un motif musical ou sonore quelconque. Il peut être original ou réutilisé en dehors de son contexte d’origine.
Le sampling est réalisé à partir d’un équipement électronique ou d’un programme informatique. Il est également possible d’échantillonner (sampler) avec des boucles de bande magnétique sur une machine reel to reel. L’origine de ce samplingmoderne est à chercher notamment du côté de la musique électronique et du rock expérimental allemand. Très commun de nos jours dans le hip hop et le rock, cette technique récente traduit une nouvelle tendance dans la musique : le recyclage et la réutilisation de la création désormais désacralisée.
C’est au DSM que s’attaque Joël Kérouanton pour son entreprise de sampling, sans objectif a priori sauf de penser la psychiatrie d’aujourd’hui, le normal et le pathologique (p. 10). Pourtant Joël Kérouanton n’entre pas ici dans le débat concernant l’élaboration en cours du DSM V qui agite la communauté psychiatrique (notamment concernant la disparition programmée de l’entité « schizophrénie » au bénéfice d’entités syndromiques et prodromiques toutes traitables par des molécules nouvelles et différentes). Il n’entend pas se poser dans ce débat dans lequel il n’aurait sans doute pas sa place mais il y contribue d’une certaine manière en réinterrogeant l’ouvrage même, le texte du DSM, le texte de la psychiatrie contemporaine. Il se sert du texte de la psychiatrie pour interroger la définition et la place que nous réservons dans notre société à la maladie mentale. « Même si aujourd’hui, plus que jamais, les outils d’évaluation comme le DSM posent questions, il n’en reste pas moins qu’aucun essai thérapeutique, qu’aucune étude clinique ou épidémiologique sérieuse ne prend la liberté de faire l’économie de ses critères diagnostiques. La psychiatrie contemporaine, qu’on le veuille ou non, parle DSM (p. 18). »
Joël Kérouanton prend des bribes du DSM III pour les sortir des entités pathologiques. À raison d’un extrait par page et d’un travail sur la mise en page et la calligraphie, l’ouvrage est aussi un essai artistique tant dans la forme que dans le fond. Il fait ainsi entrer les phrases (ou parties de phrases) du DSM dans le champ du sensible et de l’artistique. Le DSM désacralisé devient non seulement un manuel de « psychopathologie de la vie quotidienne » mais également un réservoir-source pour qui veut bien poétiser la rencontre de l’Autre banal, ordinaire, celui qu’on côtoie chaque jour. La folie ne se retrouve plus retranchée derrière les murs des services de psychiatrie mais envahit le quotidien, jusqu’à perdre son empreinte pathologique. Ce que nous dit Joël Kérouanton, c’est que le fou n’est pas le malade dangereux qu’on nous présente avec force dans les médias mais l’individu ordinaire que l’on peut croiser tous les jours. Par voie de conséquence, la maladie mentale ne peut plus définir ces artistes atteints de troubles psychiques. Ce sont avant tout des artistes, après ils sont malades.
C’est donc un ouvrage militant et poétique que nous livre Joël Kérouanton. Poétique dans sa forme et dans son ambition, militant par le message qu’il transmet. L’auteur semble considérer « que le remède est pire que le mal » (dernière page de l’ouvrage et dernier sample du DSM). À l’heure ou la psychiatrie se trouve menacée de délétion par le monde sans limite de la souffrance psychique et par la réappropriation politico-médiatique sécuritaire qui en est fait, l’ouvrage de Joël Kérouanton nous invite à la résistance.
1 Citons par exemple : Sidi Larbi, rencontres (L’œil d’or) ; Hors-scène : du handicap à l’aventure (Érès), Évaluer les médiations créatives : une gageure? (Traces n̊ 13, Paris, avril 2010) ; Rendre libre les moustiques (Mouvements, Paris, mars 2009) ; etc.
2 Esat qui accueille des personnes présentant des troubles majeurs de la communication, notamment autisme et troubles apparentés.