Joël Kérouanton
  • Écrivain
  • Atelier Écrire dans la ville

TEXTE PUBLIÉ DANS LA REVUE V.S.T (VIE SOCIALE ET TRAITEMENT, REVUE NATIONALE DES CEMEA), N° 88, TITRE : CRÉATION NÉCESSAIRE, ÉRÈS, AVRIL 2006, pp. 63-66.

Communique-t-on sur le handicap ou sur l’artistique ? L’affirmation de la compétence artistique paraît être l’option unique à retenir, mais la réalité est parfois tout autre.

Les comédiens du CAT artistique dans lequel j’exerce désirent souvent dire d’où ils viennent et d’où ils parlent. Aussi, il est courant de les entendre mettre l’accent sur leur handicap au lieu de valoriser leur parcours artistique, s’enfermant dans les étiquettes définies par un environnement de plus en plus stigmatisant. Mais ce dilemme quotidien est assumé, facilité par un positionnement clair à propos du travail artistique au regard de l’art-thérapie.

Positionnement individuel

Les comédiens sont souvent mis en demeure de choisir : il n’y a pas d’alternative, tant les deux options sont contraires. Dire l’acte artistique ne peut se confondre avec la communication du handicap. Joël Zaffran[1] affirme d’ailleurs que le travailleur handicapé peut adopter deux stratégies. « […] Il peut annoncer son handicap (même si celui-ci n’est pas directement visible) tout en se présentant comme une personne ordinaire. » Le sociologue note dans ce cas un risque que cette stratégie ne devienne « une échappatoire quand le handicap sert à justifier les insuccès ».

L’annonce du statut peut engendrer un risque de surprotection. Au théâtre, cela peut entraîner ce qu’on appelle un succès d’estime : le public peut se dire « c’est bien pour des personnes handicapées » ; le seul fait de regarder des comédiens handicapés évoluer sur scène est considéré par le spectateur comme un signe de compétence… Cette approche escamote alors la qualité du travail artistique.

L’autre stratégie consiste à « se présenter sous un jour qui corrige ou qui masque le fondement objectif de sa différence ». Un comédien claudiquant essaie de marcher droit, un comédien à la mémoire défaillante joue accompagné d’un souffleur disposé en coulisse, alors que ce dernier pourrait être intégré au dispositif scénique, à la Molière[2] ! « Dans ce cas, l’interaction sera toujours une situation de construction/déconstruction du handicap. L’un va dissimuler le handicap alors que l’autre va rechercher l’attribut qui jettera le discrédit sur la personne que l’on sait handicapée puisqu’elle est étiquetée comme telle. C’est la confirmation des hypothèses : “Je savais bien qu’il était comme ça”. »

Une annonce non axée sur la différence mais sur le propos du spectacle garantit un public mixte. Sur scène, cette position permet au public de s’ouvrir vers d’autres formes artistiques et d’observer une présence scénique rare, quand elle n’est pas étrange… Le risque est de mettre en situation le spectateur dans une recherche normative de la présence scénique, ce qui ampute une partie de l’identité de l’interprète et empêche le public, focalisé sur cette recherche, de laisser sa sensibilité le guider et s’exprimer.

Mais qu’en est-il précisément de la stratégie des comédiens du CAT  ?

« Travailleur handicapé, ce n’est pas un métier. Ici, on fait du théâtre, de la musique, de la marionnette », souligne Serge. La représentation de leur statut de travailleur handicapé  est une préoccupation constante. « Ça rabaisse les gens, travailleur handicapé », dit Marc. « Ils nous prennent pour des fous », s’exclame Anne. « C’est mieux pour nous de s’appeler par le nom artistique », complète Gwenaëlle.

Alors ?

Travailleurs handicapés ? Ouvriers ? Comédiens ? Adultes ? Usagers ? Handicapés ? Artistes ? Personnes adultes handicapées ? Musiciens ? Malades mentaux ? Travailleurs ? Pour eux, il n’y a pas photo ! Ils sont comédiens, marionnettistes ou musiciens  !

Positionnement institutionnel

Les comédiens doivent se positionner, à la condition que l’institution ait aussi pu le faire. Et ce n’est pas toujours le cas. J’ai pu constater de nombreux tâtonnements dans la nomination du statut des personnes accueillies. Le paradoxe du CAT  est tel que nous sommes un peu hésitants sur l’appellation à donner. Au fil des ans, de travailleurs handicapés, ils sont devenus participants, puis travailleurs. Parfois artistes. Ponctuellement usagers , mais très vite, cette appellation fut renvoyée aux oubliettes, après que l’un des comédiens ait rétorqué : « Usagers ? Nous ne sommes pas encore usagés… ! »

Longtemps, ils ont été nommés les participants, au regard de notre volonté de les responsabiliser au maximum et de les faire participer aux divers niveaux d’organisation et de production du CAT . Nous voulions les rendre acteurs, leur donner du pouvoir, les impliquer dans les décisions prises de l’établissement.

Nous souhaitons renverser la donne habituelle dans laquelle les travailleurs handicapés sont enfermés dans leur statut et sont assujettis à l’institution. Pour être acteur de son existence, ne faut-il pas qu’un établissement médico-social fasse le pari que les bénéficiaires sont capables de propositions, d’idées, de pertinence et de réflexion ?

Dans la presse généraliste, ils sont généralement nommés comédiens.  Dans la presse spécialisée, nous suggérons de les appeler personnes en situation de handicap, ou personnes en parcours d’insertion sociale et professionnelle.

Nous opérons régulièrement des glissements sémantiques, aboutissant à un questionnement récurrent : quel établissement est-on et comment se représente-t-on la fonction et le rôle des adultes accueillis dans nos murs ?

Nous sommes partagés entre le désir de valoriser l’aspect créatif de leur rôle (artiste-comédien, marionnettiste, musicien) et le fait de nommer et de rappeler les raisons médico-sociales de leur présence dans l’établissement (travailleur handicapé). Les personnes accueillies dans notre établissement sont souvent dans le déni de leur handicap, et, de ce fait, ont certaines difficultés à rompre avec leur fonctionnement habituel. Taire le handicap participe au déni de la réalité et crée des résistances au changement de comportement.

Selon notre appellation, tantôt ils sont handicapés , tantôt ils ne le sont plus.

Au moment de l’écriture de ce texte, ils sont des travailleurs . Travailleurs dans quel corps de métier ? Pour quelle activité ? Tout le monde peut être considéré comme travailleur. On dit souvent d’un étudiant : « Celui-là, c’est un bon travailleur … » Et puis, plus ambiguë, « travailleur » est aussi l’appellation des adhérents du parti politique Luttes ouvrières (LO ).

À l’inverse, quand ils deviennent des artistes, ne prend-on pas le risque de créer de l’illusion et de donner libre cours au gonflement imaginaire ? Peut-on laisser espérer une réussite professionnelle dans les métiers du spectacle au regard de la forte concurrence et des multiples compétences nécessaires à l’exercice de ce métier ? Beaucoup de personnes sont confrontées à la précarité de l’emploi dans ce secteur et à des activités irrégulières malgré le talent et la persévérance.

Qu’en serait-il des travailleurs  s’ils étaient intermittents du spectacle ?

Ces dilemmes quotidiens visibles dans tous les CAT  de France et de Navarre disparaissent quand on distingue clairement l’art-thérapie et le travail artistique.

Art-thérapie/travail artistique

L’art-thérapie pourrait se définir comme une médiation dans un processus thérapeutique entre un thérapeute et un patient. « En aucun cas, il n’est prévu de spectacle public. Un seul jugement venu de l’extérieur peut tout gâcher[3] », prévient Madeleine Lion de l’association Marionnette et thérapie. L’expression artistique est un outil pour le thérapeute, qui s’en sert pour « lire et interpréter l’art de la personne qui l’a produit, afin de lui restituer quelque chose de son être et de son histoire.

L’art permet une véritable mise en avant des processus inconscients[4] ». Cette démarche suppose un questionnement constant du sens thérapeutique de la méthode, « sinon on glisse vers l’animation ou le spectacle 5  », prévient Gilbert Oudot. Et ce freudien-lacanien de rajouter : « Nous sommes les marionnettes du signifiant. Freud parle, lui, de l’“autre scène”, celle des phantasmes intérieurs.

C’est cette “autre scène” que les marionnettes peuvent permettre de verbaliser. » Le travail artistique en CAT  et ses enjeux relationnels et financiers avec le public diffèrent nettement de l’art-thérapie. Les spectacles sont créés pour être diffusés, donnés à voir. La démarche est professionnelle. « Du travail d’atelier doit pouvoir naître une oeuvre. Il y en a des grandes et des plus petites. Ces dernières ne doivent pas cependant trouver l’excuse du handicap pour nous jouer la carte du médiocre[6]. »

L’expression artistique de la personne handicapée est exposée au regard du public, qui paie pour aller voir le travail réalisé. Cette condition financière garantit la reconnaissance du travail, et donne corps à un enjeu important : c’est la production artistique de la personne qui va garantir sa rémunération mensuelle.

Le comédien est inscrit dans un processus de « mise au travail », signifiant prise de risque et « mise en danger ». Quels que soient les contextes dans lesquels s’opère la confrontation d’une personne handicapée au monde dans lequel elle projette de s’insérer, elle doit, pour sa part, s’affronter au monde « ordinaire ». Le CAT  vise à développer des capacités de confiance en soi et d’initiative favorisant l’insertion sociale et professionnelle, et dans le cas présent, c’est l’espace scénique et tout son environnement qui figurent le « monde ordinaire ».

L’intervention artistique oblige le spectateur à un regard différent à travers la créativité d’une personne jusque-là définie par ses seules insuffisances. À l’inverse du champ du travail usuel, le champ culturel et artistique constitue un espace dans lequel l’originalité créatrice prévaut, permettant de mettre en valeur la ressemblance et non la différence. Dans ce sens, l’enjeu du travail artistique réalisé par les comédiens en CAT  vise aussi bien le processus d’évolution de la personne que la transformation du regard du public.

Le CAT  artistique n’est pas un lieu de soin, bien qu’il puisse être établi, dans l’après-coup, le constat d’un mieux-vivre, principalement au niveau de la vie sociale.

Cette différenciation sans ambiguïté entre le soin et le travail explique l’unanimité de l’équipe d’encadrement à opter pour la création d’un nom de compagnie, en complément de l’appellation du CAT , sans signification, peu accrocheur et surtout stigmatisant. La communication valorisera alors nettement la compétence artistique et sa professionnalisation.

* * *

Notes

[1]. Lien social n° 531, 11 mai 2000 (sociologue, enseignant-chercheur à l’université Victor-Ségalen, Bordeaux-2. Dernier ouvrage paru : Les collégiens, l’école et le temps libre, Syros, 2000).

[2]. Se reporter au théâtre de l’Entresort/Catalyse, Morlaix, 29. www.theatre-contemporain.net/art/art.html

[3]. Libération 24 août 2000. La catharsis tient à un fil, les vertus thérapeutiques d’un double chiffon.

[4]. Erika Steinberger, « Art-thérapie et formation », Le journal des psychologues, n° 182, novembre 2000.

[5]. Erika Steinberger, bid.

[6]. Madeleine Abassade, correspondance du 12 mai 2005.

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écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de © )
1ère mise en ligne le 21 novembre 2015

© Photos  _ 1ère de couverture V.S.T n° 88, avril 2006.

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