Joël Kérouanton
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  • Œuvres participatives
  • Panier littéraire

PROPOS RECUEILLIS POUR LE FESTIVAL « LES GRANDES TRAVERSÉES », BORDEAUX, 2005.

Damien Jalet, né en 1976, a collaboré avec Wim Vandekeybus dans The Day of Heaven and Hell, Ted Stoffer, Christine De Smedt dans 9 x 9, et Sidi Larbi Cherkaoui, dont il est le partenaire artistique, dans Rien de rien, Foi, Tempus fugit. En 2002, il crée en collaboration avec Sidi Larbi Cherkaoui, Luc Dunberry et Juan Kruz Diaz de Garaio Esnaola, D’avant pour la Schaubüne am Lenhiner Platz. Il s’intéresse au chant de tradition orale italien qu’il étudie et pratique avec Christine Leboutte et Giovanna Marini depuis 1997.

Tout a commencé au bal Moderne. Le concept était simple, tu as 45 minutes pour apprendre une chorégraphie que tu as créée à un groupe de gens qui pour beaucoup n’ont jamais pris un cours de danse de leur vie. Larbi et moi nous nous sommes rencontrés à Bruxelles dans un moment comme ça. J’apprenais une danse au public. Il devait apprendre cette danse pour la montrer ensuite, sur la chanson des Ritas Mitsouko « les histoires d’amour finissent mal ».

Et pour nous ça a bien commencé.

On a continué à créer ensemble. Pendant cinq ans, à côté de toutes nos créations et tournées, on a poursuivi notre participation à ce genre d’événement. Il n’y a rien de plus ressourçant que de voir des gens danser collectivement,

une vielle dame avec un enfant

un buisness-man découvrir qu’il a deux bras

On est dans un type de communication qui n’est plus verbale mais physique, et de voir tout ce que cela réveille chez chacun est de l’ordre d’une mini-révélation. Voir comment les gens s’approprient les mêmes mouvements, révèlent de chacun une facette de leur personnalité. C’est aussi pourquoi Larbi utilise aussi souvent l’unisson dans ses pièces : faire dire et faire la même chose à une femme de 60 à côté d’une jeune fille de 14, nous fait découvrir tout ce qui les séparent ou distinguent. L’essence du mouvement est à son paroxysme dans ce genre de situation.

Cette année, pour le 175èmeanniversaire de la Belgique, le gouvernement fédéral a demandé à l’organisation « Bal Moderne » d’imaginer une danse simple, qui puissent être apprise et dansée dans douze villes de Belgique au même moment. Il s’agissait d’un pari complètement fou ! Nous avons été sollicité, étant donné notre histoire avec le bal Moderne et nos origines géographiques – Flamand et Francophone, on représentait la Belgique. La proposition était folle mais aussi casse-gueule, parce ce que justement très politique. La Belgique traverse des conflits communautaires au niveau politique de plus en plus importants ; le parti d’extrême droite flamand récemment rebaptisé « vlaamse belang » (Vlam Block en Français) ne cesse de prendre de l’ampleur et le « cordon sanitaire » (coalition des autres partis en vue d’isoler le VB) est de plus en plus fragile. Les propos séparatistes augmentent suivant cette logique. Le vrai problème est surtout la très mauvaise communication entre wallons et flamands. La Belgique est un peu comme un petit appartement partagé par un couple en crise qui ne se parle plus.

Il fallait donc absolument éviter le côté solennel et démagogique de ce genre d’évènement. On a donc taché de créer une danse explosive et bon enfant, flirtant avec le kitsh et la gravité…

Le 16 juillet 2005, on a donc essayé de faire dire et danser « Ik hou van hou – Je t’aime tu sais » à toute la Belgique, réunie le temps d’un soir dans une grande utopie chorégraphique flamande et wallonne…

un couple qui se repousse et s’attire, mimant une frontière linguistique avec des mains empêchant les lèvres de se toucher…

Et ça a marché…C’était assez ironique, assez chaotique et porté par une incroyable joie. Place Poelart à Bruxelles, j’avais devant moi 5000 personnes se jetant dans les bras les uns des autres, s’envoyant au passage coups de talons aiguilles ou de genoux mal placés mais sans jamais perdre un énorme sourire… Au même moment 40000 personnes dans tout le pays ont joué le même jeu. Quoi de plus incroyable de dire à autant de gens « embrassez vous » et les voir le faire avec le plus grand des plaisirs. Peut être les politiciens devraient essayer la méthode…

C’était phénoménal mais surtout très émouvant… Enfin c’est le genre de moments qui se vivent mais ne se racontent pas.

Il y a souvent un jugement de la part de la communauté artistique face à ce genre d’évènement populaire. Pour moi ça remet complètement en cause le côté « produit consommable » de la représentation artistique.

La culture se définit de plus en plus comme quelque chose qui s’achète, que l’on se procure (la danse par exemple est un vrai marché international, les congrès de programmateurs sont assez similaires aux réunions de ménagères autour de tupperwaere (genre j’achète deux boites de danses conceptuelles, 4 kilos de grands noms, deux canettes de hip hop, un petit panier de danse africaine, non non pas de mélange, “mon” public n’aime pas)

Dans des manifestations comme celle ci n’est plus dans un rapport « actif-passif », mais dans une célébration collective, ou le mot « culture » prend son sens le plus fort, car il englobe un groupe dans un même élan. Giovanna Marini, l’ethnomusicologue qui a énormément étudié le chant de traditions orales que nous interprétons sur scène – notre maîtresse à tous comme dirait Christine Leboutte – définit le mot « culture » comme « une lutte victorieuse de la « sanité » mentale sur la folie. Elle y associe le concept de rituel lié à une fonction. Mais où retrouve t on encore aujourd’hui des rituels liés à une fonction vécues à grande échelle ?

Un des seuls qui restent encore est celui du match de foot.

Le 16 juillet dernier, je ne sais pas si on pouvait parler de rituel à proprement parler, mais j’ai trouvé une fonction essentielle à la danse : nous définir, nous réunir et nous faire vivre collectivement des moments de bonheur.


écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de © )
1ère mise en ligne 30 novembre 2005 et dernière modification le 01 novembre 2015

© Photo  _ Koen Broos