Joël Kérouanton
  • Écrivain
  • Atelier Écrire dans la ville

Ça a commencé par une naissance en Bretagne (France). Ça s’est poursuivit par l’ennui – école, famille, campagne – et l’évasion en fun-board sur les vagues côtières. C’était si bon que c’en est devenu l’activité principale. Mais fallait bien se refaire et se loger. Éducateur en milieu marin, ça alimente son homme et permet de rester les pieds dans l’eau. Classe de mer, enseignement de la voile, planche-à-voile, char-à-voile, speedsail… Bon an mal an, de rencontres en rencontres, glissade vers l’éducation spécialisée. Et là : re-ennui, tant du côté des accompagnants que des accompagnés. Non pas qu’il n’y avait rien à faire, mais peu de circonstances où les deux seraient utiles, nécessaires, indispensables, en tant que chercheur, pour réaliser quelque chose qui n’existe pas encore.

De nouveau l’évasion. Sur une péniche. Pas n’importe laquelle. Une péniche-théâtre, transformée en Établissement et service d’aide par le travail artistique (ESAT), à La Ferté-sous-Jouarre (77, France). Jusqu’à la fin – car ce lieu a fini par rendre l’âme – nous dansons, théâtrons, marionnettons, musiquons. Une danse à trois temps : il y a « eux », il y a le « nous-là » et il y a le geste d’écriture, qui nous relie quand tout semble perdu. Ça a donné Hors-scène (érès, 2005), un récit, des aventures, une tentative d’y prêter du sens et une plongée par la narration au coeur d’une utopie en acte.

Notre danse était encore un peu fragile. Fallait s’ouvrir aux terres étrangères, s’évader vers d’autres imaginaires. Direction la Belgique et la mise en scène de Ook et Foi par les chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Nienke Reehorst, qui collaborent avec des acteurs handicapés rencontrés au Theater Stap – un ESAT version Belge. Coup de coeur, écriture marathon, découverte de la poétique du regard face à ces corps cabossés, désarticulés, intérieurs, dissociés, aberrants, ignorés. Ça a donné Sidi Larbi cherkaoui, rencontres (l’oeil d’or, Paris, 2005), une écriture-promenade au côté d’un metteur en scène et de ses interprètes

De cette rencontre débouchent pléthores d’écritures, toujours avec Sidi Larbi Cherkaoui à Anvers (Belgique), autour de la pièce myth et d’un scénario de cinéma, ainsi qu’au festival ART et DÉCHIRURE à Rouen (76, France), créé par deux infirmiers psy atteints de la maladie de l’ennui. Les soignants, habitués à secouer le paletot des sceptiques et la poussière des conventions, me proposent une évasion dans la capitale Haute-Normande : déambulation et plongée dans le festival et son art brut, travail à l’œuvre du spectateur, crayonnage à la folie d’un art qui transforme celui qui le produit, mais aussi celui qui le regarde. Ça a donné Ça déchire a Rouen (Champ social, Nîmes, 2012). Je n’ai pas regretté, mais j’ai mis du temps à m’en remettre. À Rouen, l’art, ça déchire vraiment.

Parmi ces déambulations, il y a la rencontre avec Philippe Duban, directeur artistique de l’ESAT Chapiteaux-Turbulences ! (Paris 17e, France). Le metteur en scène propose de s’évader autour de Michel Foucault et son Histoire de la folie à l’âge classique, de Sébastien Brant et sa Nef des fous… avant que l’un de nous dérape tout particulièrement sur le DSM-III (Diagnostics an Statistical Manual – Troisième révision), et poétise les Critères diagnostics de ce célèbre ouvrage de psychiatrie. Un échange dans une roulotte, serti de questions : quid de nos enfermements ? Quid de nos présupposés ? Quid de nos divagations ? Quid de notre liberté ? Ça a donné Trouble 307.23 (Champ social, Nîmes, 2011) et une pièce en perspective, en collaboration avec les Turbulents.

La rencontre se prolonge autour des écritures contemporaines en milieu psychiatrique, à l’occasion d’un compagnonnage entre les Chapiteaux-Turbulences ! et la Maison des écrivains et de la littérature. Me voilà auteur-passeur entre des Au/rtistes et des auteurs qui ont roulés leur bosse. Ça donne des écritures en Turbulence et une expo Conjugaison croisées par un collectif de designer issu de l’école de Condé, sachant que je n’ai jamais su très bien qui, de J-L Giovannoni, Caroline Sagot-Duvauroux, Arno Bertina, Fabienne Courtade, Yves Bergeret, David Christoffel, ma pomme ou des au/rtistes, était le plus turbulent d’entre-nous. Ces rencontres se poursuivent toujours, telle une fabrique de liberté, ce n’est jamais gagné, ça se travaille continûment, d’un bout à l’autre, avec des hauts et des bas, des rattrapages, des remords, il ne faut pas être fainéant.

Et il y a le retour à l’École de la République. Au Lycée expérimental de Saint-Nazaire (44, France). Un contre-emplacement. Une utopie concrète. Un lieu encore vivant 30 années après sa création : la rigueur et l’imagination, ça fait toujours bon ménage. Plongée en apnée pendant 3 années, en résidence des écritures. Pour lutter contre l’ennui et nous donner quelques balises existentielles, nous expérimentons la réception-créatrice, nous attrapons les traces de ce qui reste de vivant en nous après la rencontre d’artistes invités à Saint-Nazaire, Benoît Bradel (théâtre), Guillaume Leblon (art contemporain), Christine Leboutte (Chant), Roberto Ferrucci (Littérature). Mais faudra se faire une raison : nous aurons voulu tout saisir du spectacle, des sculptures, des livres, des chants, mais il y aura toujours plus de choses sur terre que nous n’en avions jamais rêvées. Ça a donné xp (nuit myrtide éditions, 2009), suivi de Balises Xp, avec le Lycée expérimental de Saint-Nazaire (nuit myrtide éditions, Lille, 2012).

Voilà l’histoire, mais là je refais l’histoire, une histoire mouvante, dansante, brûlante et il y a certainement des trous béants comme ce travail de recherche art et écriture en compagnie d’artistes et de travailleurs sociaux en formation, ou encore ces performances d’écriture en présence de la Cie Amalgame, cette revue Hune menée tambour battant par le mystérieux Danton Ferrer, cette aventure de la dansécriture en territoire Segréen en collaboration avec Anne Signour, cet espace de recherche art/littérature/travail social crée avec l’association Présent composé et Hervé Sovrano/Jean-Michel Marié/Virginie Le priol, ce travail d’écriture cinématographique avec Sami Lorentz, ces « Guetteurs » dans l’espace public avec le photographe Danton Ferrer (encore lui) et la chercheuse en psychopathologie Frédérique Debout, cette chronique trimestrielle dans la revue art, culture et société Casssandre/Horchamp et dernièrement ce Labo de littérature & de création partagée au Vent se lève ! Ce serait d’autres histoires possibles mais c’est celle-là qui me vient en tête aujourd’hui et puis de toute façon l’histoire elle continue, faut bien titiller l’ennui.