Joël Kérouanton
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TEXTE PUBLIÉ DANS LA REVUE CASSANDRE. AUTOUR DE LA PIÈCE « NAAR ANDORA », MARC BRYSSINCK, THEATER STAP. CHRONIQUE « SENS DESSUS DESSOUS », CASSANDRE N°72, HIVERS 2008, PP. 88-89.

 

Blanc. Le fond de scène est blanc. Le plateau est blanc. La lumière est blanche. Ce n’est que virginité de l’apparence : le spectacle NAAR ANDORRA [1]

Andorraest un pays imaginé par l’auteur de théâtre Max Frisch. C’est un haut lieu de paix, de liberté et des Droits de l’Homme, mais ses habitants attendent avec angoisse l’invasion des Casaques Noires, les redoutables soldats de la dictature voisine. Jusqu’ici, tout va bien à Andorra, le pays « tolère » chez eux la présence d’un jeune homme juif, Andri, courageusement enlevé des griffes du pays des Casaques Noires par le maître d’école. Quel acte magnifique, se gargarise la population !

NAAR ANDORRA, formule flamande, signifie littéralement « la pièce selon nous ». Le nous, c’est 17 acteurs du Theater Stap[2](un ESAT artistique situé à Turnhout, près d’Anvers) qui ont détournés et interprétés la pièce à leur façon. Ils se sont déjà fait remarquer par leur provocation, leur énergie, leur côté « no taboo », leur poésie, aussi[3].

Andri subit les affres de ses collègues menuisiers, jusqu’à devenir la risée de tous. Sous prétexte d’une chaise mal montée – un sabotage ? –, Andri est recouvert d’une kippa et d’une étoile jaune avant de faire l’objet de mesures corporelles : les bras, les jambes, le crâne et le nez. À chaque relevé, les ouvriers s’esclaffent en chœur. Seize rires moqueurs, ça fait son effet.

L’ensemble des ouvriers se gausse d’Andri, tandis que le jeune homme est pétrifié face à nous, spectateurs sans voix de l’humiliation collective. Personne ne dit mot, pas un raclement de gorge, pas un souffle plus haut que l’autre, pas un : Cessez tout ! Rien. Bien évidemment, je ne suis pas plus actif que les autres, je trimballe aussi mes contradictions sur les fameux sièges en velours des théâtres.

La scène est d’autant plus forte que les acteurs-moqueurs sont, dans « la vraie vie », des personnes handicapées, stigmatisées comme Andri dans leur quotidien. La fiction et le réel se rejoignent : à travers le parcours d’Andri résonne le statut social des interprètes.

Les menuisiers s’animent dans un incroyable ballet de corps et de sons. Puis, ils placent Andri au bout de rails, pour un retour au pays des casaques noires. Pour un voyage au bout de la nuit.

Par le détour d’un narrateur, le public a connaissance d’un mensonge alors qu’il assiste aux drames de personnages qui n’ont pas toutes les données en main … Le maître d’école se révèle être le vrai père d’Andri, né d’une liaison extra-conjugale avec une femme du pays des Casaques Noires.

Andri n’est donc pas juif.

Quand Andri apprend le mensonge, il veut malgré tout rester juif. Quitte à prendre le train de l’indicible. Il ne peut plus vivre sans ce qui l’a construit, à savoir le mensonge. « Si l’on me demandait de raconter NAAR ANDORRA, je le résumerais ainsi : On ne peut pas vivre avec le mensonge ; on ne peut pas vivre sans », commente Marc Bryssinck, scénariste et narrateur du spectacle. Avant de poursuivre : « Dans le même registre, les personnes handicapées reçoivent la place qu’on leur donne. Peter van Lommel (le rôle d’Andri) est peut-être un excellent conducteur de voiture … Mais comme on lui fait comprendre que ce n’est pas possible, alors il ne cherchera jamais à conduire une voiture. » Ou comment les individus intègrent leur statut social bien malgré eux…

Résigné, Andri s’enferme fréquemment dans son univers musical, s’assoit sur un tabouret accoudé à un Juke-Box et passe en boucle son tube favori. Le mal est fait. Andri a adopté son identité de juif, même si elle n’est pas la sienne. Il attend. Obstinément. Jusqu’à ce que le disque déraille, et que le train l’emporte.

Surgissent des images de corps semi-dénudés qui s’épongent, se frottent, se lavent dans une ambiance poétique de bruissement d’eau. Ces corps, ce sont ceux-là même qui participèrent à l’humiliation et à la déportation d’Andri.

Mais l’eau absout.

Un caporal survient, il a des kilos en trop, sans compter le poids des médailles accrochées à la veste. Le gradé se tourne et me pointe de son gros doigt.

Le lâche, serait-ce moi ? N’ai-je pas l’habitude de désigner spontanément, facilement, des boucs émissaires, lesquels deviennent des victimes expiatoires en des temps agités ? Bien évidemment, le capo pointe autant mes voisins spectateurs que moi. Je suis au théâtre et ce qui se joue sur la scène est si fort que chaque spectateur, dans son siège douillet et velouté, a la véritable sensation que le capo s’adresse à lui.

Derrière son bureau, le capo reçoit les menues affaires de déportés, qui s’allongent ensuite les uns sur les autres. En tas. La lumière s’abaisse et le spectateur frissonne face à cette masse de corps inanimés. Métaphore des camps, qui fait d’autant plus vibrer que la musique – une magnifique bande son de Frank London – ajoute à l’« esthétique » de la scène … Auschwitz peut-il faire l’objet d’un propos artistique ? Le Theater Stap aborde frontalement la question, et y répond avec aplomb.

L’ombre gigantesque du caporal se réfracte sur le blanc immaculé du décor. Il mange goulûment le fameux baba au rhum à quelques mètres du tas humain.

La crème pâtissière.

Anesthésie le militaire.

Qui sombre.

Dans la pénombre.

Où regarder … l’appétit gargantuesque du capo ou la masse sans regard ?

Les lumières s’abaissent, la musique lancinante touche à sa fin, j’ai envie d’applaudir sans battre des mains, je reste coi, les bras ballants, les émotions dans la poche. Peut-être vais-je applaudir de l’intérieur ?

La fin de NAAR ANDORRAest imminente … mais les acteurs se lèvent, tournent le dos et, comme le public, focalisent leur attention sur les séquences vidéos surgissant en fond de scène. Et,

comme un générique de fin, les acteurs apparaissent à l’image, le nom de chacun en sous-titre, on les voit marcher, visiter, lire, observer les traces du camp d’Auschwitz. Nous sommes à la génèse du travail, aux premiers gestes de la création de NAAR ANDORRA. Ils cherchent. Ils s’arrêtent devant un tas de chaussures, un tas de cheveux, un tas de lunettes, un tas de jouets. Des tas. Parfois, un guide explique.

Pas de larmes,

juste le silence.

Réapparaissent les vidéos des corps se lavant, une éponge glisse sur une épaule dénudée. Les vidéos sont projetées par flash, corps lavés en cascade, multiples sons d’eau, rinçage de la culpabilité … L’eau absout encore et encore. Surgit l’image d’un militaire. Il dit : « C’est pas moi qui l’ai tué. J’ai simplement fait mon service. La consigne, c’est la consigne. Où est-ce qu’on irait, si les ordres n’étaient pas exécutés ? Moi, j’étais militaire » Et là résonnent les propos récents d’un officier de Saint Cyr jugé pour la mort de deux élèves en montagne[4]. À la question du procureur : « Si c’était à refaire, est-ce que vous changeriez quelque chose ? » «Non. Si je changeais quelque chose, je remettrais en cause mes décisions. Or, si j’ai pris ces décisions, c’est que je pense que c’étaient les meilleures ».

La troupe quitte Auschwitz et visite une synagogue. Les vidéos laissent entrevoir un sanctuaire, le grand hall de prière, dans lequel sont contenus les Livres de la Torah, l’enseignement de la tradition et de la langue hébraïque.

« C’est trop facile de raconter une histoire, et de créer une catharsis finale », affirme Marc Bryssink. « Brecht et son théâtre épique prônaient un autre genre de spectacle, l’acteur devait plus raconter qu’incarner, susciter la réflexion et le jugement plus que l’identification ». En d’autres termes : le spectateur a un cœur et un cerveau, et c’est bien de solliciter ces deux organes mutuellement.

« Pour ça », poursuit Marc Bryssink, « Brecht, préconise le mélange des styles. Nous avons suivi ce conseil, en associant la fiction à l’expérience, en reliant notre interprétation d’Andorraà notre visite des camps d’Auschwitz ».

Sous forme de vidéo expérimentale projetée en diptyque, entrecoupé de fond rouge sang et de crépitement sonore, le documentaire suit les acteurs dans un restaurant de tradition juive. Au menu du jour : poulet aux prunes, crème au lait de soja …

L’atmosphère concentrationnaire d’Auschwitz s’évapore, l’ambiance est bon enfant … ça rit, ça déblatère, ça chante dans la taverne ashkenaze. Je suis loin des beeeeelles catharsis finales, qui purgent pour un temps mes ombres. Ce soir-là, à Gant, j’eus deux bonus pour le prix d’une représentation : la catharsis et la fantaisie.

 

Le restaurateur demande à l’un des convives s’il a connaissance de la tradition culinaire juive. La question est posée d’un ton infantilisant, par un homme de 55 ans, à un autre homme de 45 … L’acteur répond : « Ici on mange cacher, c’est à dire «conforme» aux lois de la Tora ». Et le restaurateur de demander : « Comment sais-tu tout ça, petit ? Tu lis beaucoup ? » « Moi, lire, jamais ! », répond-il, « on vient juste de visiter une synagogue… ».

La connaissance ne protége pas de la barbarie, ce serait trop facile, combien de lettrés ne se sont-ils pas révélés tortionnaires ? Dans NAAR ANDORA, l’expérience fait connaissance. L’expérience fait théâtre.

Ah, j’oubliais … La vidéo cesse, les acteurs se tournent enfin vers le public, et saluent. Standing ovation.


[1] « NAAR ANDORRA », par le Theater Stap. Au NTG, Gant, Belgique, 21 novembre 2007. Spectacle créé en octobre 2007 à Turnhout. Scénario et narrateur : Marc Bryssinck, Vidéo : Filip Lenaerts. Avec Rik Van Raak, Annelies Mertens, Gers Wellens, Peter Janssens, Nancy Schellekens, Seppe Fourneau, Nadine Van Miert, Els Van Gils, Peter van Lommel, Cathérine Springuel, Erna Roefs, Leen Teunkens, Liesbeth De Hertogh, Jan Goris, Guy Dirken, Luc Loots. | Retour au texte

[2]Le Theater Stap est un groupe théâtral professionnel flamand, fondé en 1987, associé à un centre thérapeutique de jour. Il accueille des interprètes handicapés, individus dont le degré de handicap ne permet pas une insertion professionnelle ou une place en atelier protégé. | Retour au texte

[3]Dernièrement ce fut par « Ook », chorégraphié par Sidi Larbi Cherkaoui et Nienke Reehorst. | Retour au texte

[4]Libération, 21 novembre 2007. | Retour au texte


écrit par Joël Kérouanton

© Cassandre / Horschamp
1ère mise en ligne 21 novembre  2015

© Photos  _ 1ère de couverture de Cassandre n° 72, Hivers 2008.