TEXTE PUBLIÉ DANS LA REVUE CASSANDRE. AUTOUR DU SPECTACLE « BÂCHE », DE KOEN AUGUSTIJNEN, LES BALLETS C. DE LA B. CHRONIQUE « SENS DESSUS DESSOUS », CASSANDRE N°65, ÉTÉ 2006, PP. 64-65.
(Autour du spectacle « Bâche », de Koen Augustijnen, Les ballets C. de la B., création 2004. Avec Koen Augustijnen/Steve Dugardin/Guy Van Nueten. Bordeaux, festival Les Grandes Traversées, 17 novembre 2005)
je m’appelle Peter, je suis belge, blanc, blond, un peu chauve, hétérosexuel, classe moyenne, j’ai un frère, jeunesse heureuse, quelques problèmes de concentration. Je ne comprenais pas la différence entre la Gauche et la Droite. Avec ma mère, je n’ai jamais eu de vraie conversation. Elle parlait Arabe, je parlais Français, on ne se comprenait pas… Elle n’a jamais su m’expliquer la Gauche et la Droite. On s’est juste beaucoup observé, enlacé. Peut-être que c’est ça l’essentiel.
Bâche.
nombreux sont les personnes qui ont souhaités ce soir se mettre à l’abri du froid. Salle chauffé, zéro degrees outside. Fauteuils moelleux. Confort au top. Cool. Bonne soirée messieurs-dame. Et les jeunes, ils sont où ? Le mouv, le power, la N, l’utopie, le speed, le rock. Venez nombreux. Ah, oui, j’oubliais le couvre-feu. Pas de spectacle en temps de guerre. On verra ça plus tard, il y a plus urgent.
Bâche.
j’ai aussi un hamster, Paulo, il est toujours près de moi. Avec Paulo, la vie c’est cool. Mais quand c’est pas cool, c’est pas cool. Ma copine est à 6000 Km, c’est pas cool, je sais, c’est pas cool, mais sinon la vie c’est cool. Je crois avoir menti tous les jours depuis dix ans. Je voudrais vivre une vie sans mensonge. Mmm, mmais, comment vous dire, jjj’ai, jj’ai, j’ai été une fois violé, j’ai peur de ne pas être bien, d’être seul. C’est pas cool, ce qui t’arrive, Peter. Non, c’est pas cool. Mais, autrement, la vie, c’est cool. La vie sous la
Bâche.
trois hommes en sortent, de la bâche. A genoux, ils parcourent le sol à coup de serpillière, tels les « Rabotteurs de parquets », du peintre Gustave Caillebotte. Une voix Hop. Hop. Hop. Les ordres sont les ordres. Ils s’exécutent. Dans cette ambiance de Grandes Muette, ils dessinent à même le sol. Un dessin éphémère, qui séchera dans la minute. Musique électro en fond. Répétition du geste, répétition du rythme. Les trois hommes deviennent quatre. Et s’éparpillent. Hier. Demain. Non, ils ne peuvent pas penser à demain. Pas le temps. Ne travaillez jamais, prévenait Debord. Ils sont tués par le travail. Exécution. Action. Aliénation.
Bâche.
qui a pour fonction d’abriter. Abri de maison après un ouragan. Abri pour les sans-abris. Abri temporaire. Abri de fortune. Abri / protection / danger. Abri-toi vite avant que le ciel ne te tombe sur la tête. Boom, boom, boom. Eclair. Feu. Mort. Noir.
Bâche.
elle est verte. Une bâche verte. Vert de chantier. Le vert au théâtre, c’est comme le lapin sur un bateau : il y a des comédiens ou des danseurs qui n’en prononcent pas le mot et qui détalent devant la couleur maudite. Le sacré n’est pas dans l’espace théâtral ; il est ailleurs, dans la vraie vie. La scène, t’oublie, man. Les superticieux dehors. Au coin. On se tait, maintenant.
Bâche.
l’homme suffoque. J’aime bien cette idée de suffocation. Suffoquer : être oppresser par une émotion vive. L’homme doit-il apprendre à vivre avec ses émotions ou doit-il trouver des solutions pour les annihiler ? Juliet ou Houellebecq ? Question sans réponse, qui invite au départ, à partir de zéro. Allez, bouge de là. Ouille, il suffoque sous cette put… de
Bâche.
il agonise, même. Un bras sort, cherche, parcours le sol. Puis une jambe. Parfois, les notes du piano sonnent. Un son pour ponctuer ces gestes de survie. Tel un bébé qui naît, désarticulé, sans tenu. Le bébé se lève. Il est fait homme. Piano, note grave de temps à autre. Poum, poum poum. Blanc / Poom, poom poom. Blanc. Piano / électro. Notes répétitives. Allez, on danse, man. Juste le bout du pied qui oscille. Le bout de mon pied. On ne peut guère faire plus au théâtre. Les pieds, les mains, la tête. Le bassin attendra. Le bébé-homme tient debout, titube sans arrêt devant les attaques de trois autres, agressifs, méchants, cruels, sadiques. Plaisir. Jouissance. Ejaculation… symbolique. Ouf. Oubli ton Jan Fabre deux secondes, tu veux bien !
Bâche.
pièce de forte toile imperméabilisée qui sert à préserver les marchandises des intempéries. L’homme s’y met à l’abri. Dessus. Puis dessous. S’endors. Voix d’opérette. Instants légers. Les sadiques s’amusent, poursuivent leur jeu. Entre-eux. Qui bat se fait battre. L’homme bâché s’éveille, saute sur le dos de l’un d’eux.
Puis la tête.
!
et tombe. Musique, voix de ténor. Mort.
corps-mort. Corps désarticulé. Corps résistant. Corps vide. Cormoran. Corps-objet. Ah ! c’est bien, ça, pour la scène, le corps objet. On va pouvoir enfin travailler, trimballer ce corps. L’emballer. Le peser. Le tester. Le porter. L’écraser. Les spectateurs vont s’en réjouir. Et moi avec. Musique, maestro. Point de note, juste une pulsation. L’homme-instrument dirige le corps. La danse crée la danse. Le geste initie le geste. Une marionnette, en somme. Le marionnettiste emballe le visage de la marionnette ; Guentamamo en direct-live. Il ne manque plus que la combinaison orange, et le package Busch père & fils. Et que je te torde le coup, que je t’étrangle, que je te fasse voir le noir. Cagoule rouge, chant aïgue, beau chant, gracieux, chant de la mort, beauté suspecte. Beauté quand même. Allez, la corde autour du coup. Allez, vas-y, c’est ton tour. Huuugrrrrrrrrr. Noir.
Bâche.
le mort est posé sur un cercueil-étagère. Les trois hommes, morts d’avoir tué, rejoignent le macchabée. Qu’il est bon de se sentir mort. De sentir sa fin. De ne rien faire. De savoir que demain sera rien. Fatigué de vivre. Good lucky. Terminé, c’bordel. Tchao. Adieu.
Bâche.
coca, bière à volonté. Musique électro. Boom, 2 boom. Boom. 2 boom. Altérophilie. Nous sommes vachement bien, nous les Européens. Boom, 2 boom. Boom. 2 boom. Scène trash, vie-trash. Trashhhh. H. T’en as ? Il n’y a plus que ça à faire. Partir. Ailleurs. Oublie. Tchao. By. Vite, fait une photo, clic-clac. Smiiile.
Bâche.
transe, piano, folie, note, souffle, son, tremblement, iiii, sueur, bruit, lutte, musique, roulade, do la sol, corps à l’envers, mi fa dièse, petit souffle, silence. Ecoute ce chant, Peter, cette voix. Pause. Respiration, on souffle, Peter. Ffffffffff. Cigarette ?
dors, maintenant
écrit par Joël Kérouanton
© Cassandre / Horschamp
1ère mise en ligne 22 octobre 2015 et dernière modification le 01 novembre 2015
© Photos _ Couverture de la revue cassandre n°65